Une personne se détacha du groupe pour se lever et rejoindre la nouvelle arrivée.
Elle avait vu l’embarras de cette dernière et elle prit cette initiative pour écourter ce moment gênant.
— Bienvenue à toi, comment tu t’appelles ? Viens t’asseoir avec nous. Est-ce que tu veux quelque chose à boire, un thé, un café ?
La voix douce accompagnait des doigts chaleureux qui l’attrapèrent par le poignet et l’incita à rejoindre d’autres personnes posées dans un magnifique canapé en velours.
On s’écarta pour lui laisser une place, avant que l’étau de chair ne se resserre autour d’elle l’instant d’après.
— Ne sois pas timide. On ne va pas te manger.
— Comme a dit Marianne, fais comme chez toi.
Une jeune femme, à peine plus âgée qu’elle lui adressa un sourire.
Tandis que le petit monde autour d’elle commençait à ajouter son petit mot, chacun leur tour, elle n’arrivait pas à trouver le courage d’annoncer son prénom.
— Laissez-la respirer, deux secondes.
Reprit la femme qui l’avait guidée.
Un long silence revint, puis une inspiration avant qu’elle ne réussisse à prononcer de manière audible, son patronyme.
— Annabelle ?
— Comment as-tu rencontré Marianne ?
— Elle nous a rien dit, quelle cachotière.
— On se doutait qu’elle avait quelqu’un, ça c’était évident !
— Quel plaisir de te rencontrer, enfin !
— Comment est Marianne en privé ?
— Dis nous tout !
Les questions fusaient de partout, à lui en donner le tournis, Annabelle n’arrivait plus à suivre le fil de la conversation, ni savoir ce qu’elle devait répondre, à qui, est-ce qu’elle avait le droit de dévoiler ces choses là ?
— Pas de questions indiscrètes ! Tu n’es pas obligée de leur répondre, Annabelle.
Intervint la gentille dame.
— Marianne ne t’a pas expliqué avant de venir ?
— Je comprends mieux pourquoi tu es toute timide.
— Ne t’en fais pas, c’est un endroit merveilleux, tu verras.
— Marianne gère cet établissement à la perfection.
— On apprécie tous Marianne, ici, sinon on ne resterait pas.
— Bien dit !
Annabelle était de plus en plus perdue.
Tout ce qu’elle entendait ne dissipait pas le malentendu qu’elle avait créé dans sa petite tête.
Au contraire, elle avait l’impression que les éléments s’imbriquaient et ajoutaient de la consistance à ce scénario plausible.
— Est-ce que tu nous parlerais pas un peu de toi, Annabelle ?
La voix posée de la femme fit taire les autres, laissant place à un nouveau silence.
Annabelle baissa la tête et préféra ne rien dire.
Elle se sentait si honteuse d’avoir abandonné son humanité.
Comment pouvait-elle raconter son histoire, alors qu’en face d’elle, elle avait des personnes qui se battaient pour travailler et continuer à vivre en tant qu’humain ?
Il y avait cette petite étincelle dans leurs yeux, une joie de vivre.
Elle ressentit une pointe de jalousie. Elle n’arrivait pas à définir si c’était ce manque qui lui faisait tant mal, ou la réalisation que Marianne avait une vie en dehors de l’appartement.
Sa vie rayonnait de personnes qui l’aimaient. Qu’était-elle dans ce monde ouvert remplit d’interactions sociales ? Elle s’était crue spéciale, un court moment.
Elle se sentait tellement idiote.
Perdue dans ce tourbillon de pensées, le groupe ne comprenait pas ce mutisme, et n’insista pas plus. Elle fut sauvée par Marianne qui sortit de son bureau et rejoignit aussitôt Annabelle.
— Excuse-moi de l’attente, je suis entièrement à toi maintenant.
Affirma t-elle, sans arrière-pensée.
— Prenez une chambre, quelle indécence !
Blagua quelqu’un.
Les éclats de rire envahirent le hall.
Marianne releva Annabelle en lui tendant sa main.
— Merci de lui avoir tenue compagnie, j’espère que vous n’avez pas trop cassé de sucre sur mon dos.
Ajouta Marianne, avant de les laisser.
— On a pas eu assez de temps pour lui raconter tous les dossiers à ton sujet !
Après l’avoir éloignée du bruit et de l’excitation communicative de ses employés, elle l’entraina avec elle pour lui faire le tour des lieux.
Le rez-de-chaussée avec le hall d’entrée accueillant, des rideaux épais en velours aux fenêtres pour couper du froid mais également des regards indiscrets, une cuisine accessible à tous, une salle à manger à part pour les repas sans être dérangés par les allés et venues, et des toilettes.
Elles empruntèrent l’escalier principal pour se rendre aux étages. Chaque palier était organisé à peu près de la même manière : des chambres avec un lit double, des serviettes et tout le nécessaire d’hygiène à disposition, et une salle de bain commune.
Le dernier étage servait de dortoir : plusieurs lits simples étaient disposés dans les chambres sous les combles. Les pièces étaient décorées librement au goût des occupants.
La cave était accessible depuis la salle à manger, la nourriture en grande quantité y était stockée mais également la partie buanderie : machines à laver et sèche-linges y étaient entreposées pour pouvoir fonctionner à toute heure de la journée sans que le bruit ne dérange les habitants.
Marianne finit la visite par son bureau qui se trouvait près de la porte d’entrée.
La moquette au sol étouffait les sons, elles étaient maintenant au calme pour pouvoir se poser et discuter sans être dérangées.
Marianne dirigea Annabelle sur un divan près de la fenêtre, et elles s’assirent en silence.
Elle voyait le malaise d’Annabelle et elle craignait d’entendre ses pensées mais imaginer le pire n’allait pas l’aider à avancer. Après une longue inspiration, elle prit son courage à deux mains pour briser la glace en premier.
— Dis-moi ce que tu penses, sincèrement. Je suis prête à entendre et écouter tout ce que tu auras à me dire.
Dit Marianne, en prenant tendrement les mains d’Annabelle dans les siennes.
Son interlocutrice partageait cette appréhension mais la raison était différente.
Elle pensait que sa propriétaire allait formuler une requête, voire un ordre à son égard, mais elle lui tendait la main pour qu’elle s’exprime en premier. Elle était perdue, elle s’était préparée à obéir aveuglément après cette visite détaillée, elle avait eu le temps de réfléchir et de relativiser sa condition d’humaine de compagnie, elle s’était résignée à faire tout ce que Marianne lui dicterait parce que c’était son rôle depuis le départ.
Elle ne comprenait plus rien, elle devait s’en assurer et elle réussit à formuler sa question.
— Est-ce que tu vas me faire travailler ici ?
Dit Annabelle, la gorge nouée et le timbre de voix tremblotant.
Marianne écarquilla les yeux et failli s’étouffer avec sa propre salive.
— N-non ! Absolument pas !
Répondit-elle, totalement bouleversée.
La blonde aux yeux bleus s’était figée, la bouche entrouverte sans qu’aucun son n’en sorte, elle observait la brune sans vraiment la voir, le château de cartes qu’elle avait méticuleusement assemblé dans sa tête était en train de s’effondrer au ralenti.
Elle n’avait rien compris.
— Je me sens idiote et tellement désolée que tu aies pu penser cela, Annabelle. Non, je n’ai aucune intention de te… ce n’était pas du tout mon intention, je ne savais pas comment t’annoncer et te mettre au courant de la nature de mon travail. Je vois que j’ai tout fait de travers, excuse-moi. En aucun cas je ne te forcerai à faire ça, mes employés sont là de leur propre initiative. Je souhaitais simplement te montrer cette part de mon quotidien.
Annabelle reprit doucement vie, les informations arrivaient progressivement à son cerveau et les traits de son visage se détendirent. Elle lâcha un soupir de soulagement et elle ne put s’empêcher de rire doucement. Le quiproquo était dissipé.
— C’est tout ?
Demanda la jeune femme, enfin rassurée.
— Comment ça ? Tu n’es pas fâchée ?
S’étonna Marianne, encore toute confuse.
— Pourquoi je serai fâchée… ?
— Tu ne me détestes pas… ? Je ne te dégoûte pas ?
— Pourquoi donc… ?
— Mon travail. Que je gère une maison close. Cela ne te dégoûte pas ?
— Bien sûr que non. Ca a l’air d’être un endroit bien entretenu et agréable.
Annabelle essayait de répondre aux questions mais elle ne comprenait pas où Marianne voulait en venir. Ce fut au tour de la brune d’éclater de rire.
Nerveusement, elle passa une de ses mains dans ses longs cheveux pour se recoiffer grossièrement. Elle n’arrivait pas à croire que c’était aussi simple.
Elle s’était faite toute une montagne, jusqu’à en perdre le sommeil, et finalement toute cette histoire était d’une futilité.
— Tu ne peux pas savoir comment ça me rassure… !
S’exclama Marianne, les larmes aux yeux.
*
La seconde appréhension de Marianne s’agissait de son meilleur ami : Duncan.
La curiosité le rongeait depuis déjà plusieurs semaines sans qu’elle ne lâche prise.
Il avait réussi à lui forcer la main pour qu’elle accepte d’organiser cette rencontre avec la personne qui avait changé son humeur en l’espace de quelques jours.
Elle n’arrivait pas à définir clairement ce qui l’inquiétait tant : était-ce le jugement de son ami et son analyse réaliste de sa relation avec un humain de compagnie ? Ou alors, une forme de jalousie si jamais Annabelle s’intéressait à une autre personne qu’elle ?
Dans les deux cas, elle devait se résoudre à affronter ces situations.