6 – Capharnaüm

Elles entrèrent dans l’appartement.
La porte se referma derrière elles, et Marianne appuya sur l’interrupteur.
Annabelle ne savait pas comment réagir à ce qu’elle voyait. Elle était à la fois subjuguée par la taille de l’endroit, la décoration et le mobilier tout droit sorti d’un magazine… Et également stupéfaite de l’ensemble chaotique.
Ce n’était plus du désordre à ce niveau là, c’était un véritable capharnaüm.
Il y avait des affaires partout sur le sol, sur les meubles, la vaisselle accumulée dans l’évier, la poubelle pleine à craquer, des emballages vides éparpillés.
Comment une femme aussi bien habillée pouvait-elle vivre ici ? Ca devait être une blague.
Elle resta plantée à l’entrée, à observer ce paysage irréel, pendant que sa propriétaire essayait d’arranger les lieux du mieux qu’elle pouvait, en attrapant ce qui trainait sur son passage et en dégageant du pied les affaires qui pouvaient gêner.

Marianne était dans un état de malaise assez palpable.
Elle ne recevait littéralement personne chez elle, elle savait que l’état de son habitat était déplorable. Elle n’avait pas le temps ni l’énergie de s’en occuper et elle avait fini par s’habituer à cet environnement parce qu’elle y passait finalement assez peu de temps.
Elle rentrait chez elle principalement pour dormir. Elle dînait souvent à l’extérieur et concernant son linge, elle pouvait mettre ses tenues importantes au pressing.
Elle devait avouer qu’elle abusait sur l’entretien de son appartement, elle avait déjà songé à embaucher une aide ménagère mais elle avait fini par abandonner cette idée.
Maintenant qu’elle expérimentait l’accueil d’une invitée, elle se rendait compte de la gravité de sa situation. Elle avait terriblement honte.

— Est-ce que tu as faim… ? Est-ce que tu as besoin de quelque chose ?
Demanda Marianne pour casser le silence et attirer l’attention ailleurs.

Cette prise de parole eut l’effet escompté. Annabelle sortit de sa torpeur et elle se concentra sur les questions de son interlocutrice. Après mûre réflexion, elle eut de la pitié pour Marianne et lui épargna le besoin de cuisiner quelque chose à cette heure-ci.
Ces interrogations la ramenèrent au présent : elle n’avait aucune idée de ce qu’elle devait faire ou répondre. Son statut d’humaine de compagnie stipulait qu’elle n’avait plus de libre arbitre et pourtant Marianne lui demandait son avis. Elle était complètement perdue.

— Ma salle de bain est par ici. Tu peux l’utiliser si tu veux. Je vais te sortir quelques vêtements de rechange.

Marianne comprit qu’elle n’aurait pas de réponse pour le moment, et elle préféra guider Annabelle ailleurs. L’état de sa salle de bain avait le mérite d’être moins catastrophique.
Elle devait s’occuper des choses dans l’ordre, à commencer par la tenue de la jeune femme qui lui donnait l’impression d’avoir ramené une mendiante. Cela lui donnerait un peu de répits pour ranger son salon. C’était une décision stratégique pour gagner quelques minutes. Elle ramassa un tas de vêtements sales au sol avant de la laisser seule.

— Prends ton temps, fais comme chez toi…
Dit-elle sans croiser son regard.

Elle referma la porte pour lui laisser un peu d’intimité, et elle retourna dans le salon pour continuer d’arranger ce qu’elle pouvait.
Elle finit par s’asseoir sur son canapé qu’elle avait réussi à désencombrer, et elle plongea son visage dans ses mains.

— Putain, qu’est-ce que j’ai fait.
Soupira-t-elle.

Elle ne réalisait pas encore et pourtant, elle était rentrée accompagnée et avec son compte en banque beaucoup plus léger. Elle respira un coup, elle n’arrivait pas à réfléchir correctement. C’était encore trop récent pour qu’elle arrive à trouver un angle d’attaque pour gérer sa situation. Il y avait une fille dans sa salle de bain et elle devait s’occuper d’elle.
C’était son humain de compagnie mais elle n’arrivait pas encore à définir comment elle devait s’adresser à elle. Elle se releva et se rendit dans sa chambre, la tête dans son dressing pour y chercher une tenue qui lui irait, et d’assez confortable pour dormir.

Annabelle se regarda dans le miroir. Elle ne ressemblait à rien en particulier.
Ses yeux bleus au centre d’un visage pâle entouré de ses cheveux blonds décoiffés.
Est-ce que Marianne lui avait ordonné de se laver ? C’était ce qu’elle avait cru comprendre, alors elle s’exécuta sans broncher.

Elles avaient une morphologie différente et Marianne avait l’habitude de dormir sans pyjama. Elle n’avait pas de short à lui prêter, ni de bas. Elle fouilla dans ses sous-vêtements pour choisir une culotte neutre et elle réussi à trouver un t-shirt qui pourrait servir de haut pour la nuit.
Elle entrouvrit maladroitement la porte de la salle de bain pour glisser les vêtements pour son invitée et la referma aussitôt.
Elle retourna sur son canapé pour attendre et réfléchir à toute la situation.

Lorsque Annabelle sortit de la salle de bain, elle marcha timidement jusqu’au salon, sa tenue et le manteau de Marianne dans les bras. Les cheveux encore légèrement mouillés, elle s’avança lentement pour remercier son hôte, sa propriétaire, ne sachant pas quoi faire ni quoi dire de plus.

Marianne l’entendit approcher, elle se tourna vers elle et elle dû constater que la jeune femme ne la laissait pas indifférente. Elle était complètement perturbée, ses joues étaient plus chaudes. Marianne avait beau être plus grande et avoir des épaules plus larges, elle ne pouvait pas ignorer que son t-shirt était trop petit pour Annabelle.
Dans son ancienne tenue qui était beaucoup trop large, elle n’aurait jamais deviné qu’elle avait des formes généreuses.
Elle essaya de ne pas la fixer trop intensément pour ne pas l’intimider plus qu’elle ne l’était déjà, mais elle la trouvait terriblement mignonne. Sa chevelure dorée aux boucles légères, ses longs cils blonds et ses yeux d’un bleu si clair. Elle ressemblait à une poupée, voire à un ange qui se serait égaré au milieu de son salon.

— J-je vais te montrer la chambre.
Bafouilla Marianne, en se relevant précipitamment.

Elle débarrassa les affaires d’Annabelle en les déposant sur le canapé, et l’invita à la suivre.
Annabelle n’osait pas s’installer dans le lit, elle tremblait et ne savait pas ce que Marianne comptait lui faire. Elle s’était préparée à tout mais la réalité était toute autre, elle avait peur, elle n’avait jamais fait ça, ni avec un homme, ni avec une femme.
Marianne ne comprenait pas pourquoi Annabelle restait plantée devant son lit sans bouger.

— Tu as froid ?
Demanda t-elle, percevant quelques tremblements.

La blonde secoua la tête, n’osant pas ouvrir la bouche.
Marianne réalisa alors qu’elle avait peut-être peur. Cette possibilité l’ébranla et elle comprit comment cette situation pouvait être mal interprétée. Elle aurait souhaité la serrer dans ses bras pour la réconforter, lui exprimer qu’elle ne comptait pas lui faire de mal, mais son geste aurait pu empirer le ressentit de la jeune femme. Elles étaient deux étrangères, les présentations avaient été trop courtes et maladroites, il était tard et Marianne n’avait pas les idées au clair. Il valait mieux qu’elle prenne ses distances pour le moment et laisser son humain de compagnie respirer. Elles avaient toutes les deux besoin de temps.
Elle s’éloigna progressivement d’Annabelle pour lui laisser plus d’espace.

— Je ne te veux aucun mal… tu peux dormir en toute sécurité.
S’exprima Marianne, désolée d’avoir pu effrayer Annabelle.

Elle s’en alla en fermant la porte derrière elle.
Il était difficile de trouver les bons mots pour rassurer, et elle préféra ne rien ajouter de plus.
Elle retourna dans son salon pour s’allonger sur son canapé, la lumière éteinte, elle essayait de remettre de l’ordre dans sa tête. Sur le papier, Annabelle était son humain de compagnie, elle n’avait aucune idée de ce que cela voulait dire. Elle n’avait aucune vocation à la forcer à faire des choses. La réaction d’Annabelle apeurée était gravée dans son esprit et lui faisait terriblement mal. Elle n’avait aucune attente particulière, elle ne savait même pas pourquoi elle avait pris cette décision irrationnelle. Tout ce qu’elle pouvait espérer, c’est que cela se passe bien entre elles, qu’elles apprennent à faire connaissance et peut-être en faire une amie. Était-ce stupide de croire qu’elle pouvait sympathiser avec une « esclave » ?
Au fond d’elle, elle connaissait la réponse et elle se trouvait risible.
Il était évident que leur relation ne pouvait être aussi simple, il y avait une notion d’appartenance et de propriété.
Elle finit par s’endormir en réfléchissant à ce sujet.

Un peu plus d’une heure plus tard, son réveil sonnait.
Elle paniqua et l’éteignit aussitôt pour qu’il ne dérange pas le sommeil d’Annabelle.
Elle jeta un coup d’œil dans la chambre. Une petite tête blonde dormait à poings fermés.
Ce n’était malheureusement pas un rêve, elle avait bien fait cette bêtise, mais cette vision la rassura. Annabelle avait réussi à trouver le sommeil.

Marianne se débarbouilla rapidement, brossa ses dents puis ses cheveux, attrapa son manteau et quitta son appartement en fermant délicatement la porte derrière elle.

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