13 – Visite

Une personne se détacha du groupe pour se lever et rejoindre la nouvelle arrivée.
Elle avait vu l’embarras de cette dernière et elle prit cette initiative pour écourter ce moment gênant.

— Bienvenue à toi, comment tu t’appelles ? Viens t’asseoir avec nous. Est-ce que tu veux quelque chose à boire, un thé, un café ?

La voix douce accompagnait des doigts chaleureux qui l’attrapèrent par le poignet et l’incita à rejoindre d’autres personnes posées dans un magnifique canapé en velours.
On s’écarta pour lui laisser une place, avant que l’étau de chair ne se resserre autour d’elle l’instant d’après.

— Ne sois pas timide. On ne va pas te manger.
— Comme a dit Marianne, fais comme chez toi.

Une jeune femme, à peine plus âgée qu’elle lui adressa un sourire.
Tandis que le petit monde autour d’elle commençait à ajouter son petit mot, chacun leur tour, elle n’arrivait pas à trouver le courage d’annoncer son prénom.

— Laissez-la respirer, deux secondes.
Reprit la femme qui l’avait guidée.

Un long silence revint, puis une inspiration avant qu’elle ne réussisse à prononcer de manière audible, son patronyme.

— Annabelle ?
— Comment as-tu rencontré Marianne ?
— Elle nous a rien dit, quelle cachotière.
— On se doutait qu’elle avait quelqu’un, ça c’était évident !
— Quel plaisir de te rencontrer, enfin !
— Comment est Marianne en privé ?
— Dis nous tout !

Les questions fusaient de partout, à lui en donner le tournis, Annabelle n’arrivait plus à suivre le fil de la conversation, ni savoir ce qu’elle devait répondre, à qui, est-ce qu’elle avait le droit de dévoiler ces choses là ?

— Pas de questions indiscrètes ! Tu n’es pas obligée de leur répondre, Annabelle.
Intervint la gentille dame.

— Marianne ne t’a pas expliqué avant de venir ?
— Je comprends mieux pourquoi tu es toute timide.
— Ne t’en fais pas, c’est un endroit merveilleux, tu verras.
— Marianne gère cet établissement à la perfection.
— On apprécie tous Marianne, ici, sinon on ne resterait pas.
— Bien dit !

Annabelle était de plus en plus perdue.
Tout ce qu’elle entendait ne dissipait pas le malentendu qu’elle avait créé dans sa petite tête.
Au contraire, elle avait l’impression que les éléments s’imbriquaient et ajoutaient de la consistance à ce scénario plausible.

— Est-ce que tu nous parlerais pas un peu de toi, Annabelle ?
La voix posée de la femme fit taire les autres, laissant place à un nouveau silence.

Annabelle baissa la tête et préféra ne rien dire.
Elle se sentait si honteuse d’avoir abandonné son humanité.
Comment pouvait-elle raconter son histoire, alors qu’en face d’elle, elle avait des personnes qui se battaient pour travailler et continuer à vivre en tant qu’humain ?
Il y avait cette petite étincelle dans leurs yeux, une joie de vivre.
Elle ressentit une pointe de jalousie. Elle n’arrivait pas à définir si c’était ce manque qui lui faisait tant mal, ou la réalisation que Marianne avait une vie en dehors de l’appartement.
Sa vie rayonnait de personnes qui l’aimaient. Qu’était-elle dans ce monde ouvert remplit d’interactions sociales ? Elle s’était crue spéciale, un court moment.
Elle se sentait tellement idiote.
Perdue dans ce tourbillon de pensées, le groupe ne comprenait pas ce mutisme, et n’insista pas plus. Elle fut sauvée par Marianne qui sortit de son bureau et rejoignit aussitôt Annabelle.

— Excuse-moi de l’attente, je suis entièrement à toi maintenant.
Affirma t-elle, sans arrière-pensée.

— Prenez une chambre, quelle indécence !
Blagua quelqu’un.

Les éclats de rire envahirent le hall.
Marianne releva Annabelle en lui tendant sa main.

— Merci de lui avoir tenue compagnie, j’espère que vous n’avez pas trop cassé de sucre sur mon dos.
Ajouta Marianne, avant de les laisser.

— On a pas eu assez de temps pour lui raconter tous les dossiers à ton sujet !

Après l’avoir éloignée du bruit et de l’excitation communicative de ses employés, elle l’entraina avec elle pour lui faire le tour des lieux.
Le rez-de-chaussée avec le hall d’entrée accueillant, des rideaux épais en velours aux fenêtres pour couper du froid mais également des regards indiscrets, une cuisine accessible à tous, une salle à manger à part pour les repas sans être dérangés par les allés et venues, et des toilettes.
Elles empruntèrent l’escalier principal pour se rendre aux étages. Chaque palier était organisé à peu près de la même manière : des chambres avec un lit double, des serviettes et tout le nécessaire d’hygiène à disposition, et une salle de bain commune.
Le dernier étage servait de dortoir : plusieurs lits simples étaient disposés dans les chambres sous les combles. Les pièces étaient décorées librement au goût des occupants.
La cave était accessible depuis la salle à manger, la nourriture en grande quantité y était stockée mais également la partie buanderie : machines à laver et sèche-linges y étaient entreposées pour pouvoir fonctionner à toute heure de la journée sans que le bruit ne dérange les habitants.
Marianne finit la visite par son bureau qui se trouvait près de la porte d’entrée.

La moquette au sol étouffait les sons, elles étaient maintenant au calme pour pouvoir se poser et discuter sans être dérangées.
Marianne dirigea Annabelle sur un divan près de la fenêtre, et elles s’assirent en silence.
Elle voyait le malaise d’Annabelle et elle craignait d’entendre ses pensées mais imaginer le pire n’allait pas l’aider à avancer. Après une longue inspiration, elle prit son courage à deux mains pour briser la glace en premier.

— Dis-moi ce que tu penses, sincèrement. Je suis prête à entendre et écouter tout ce que tu auras à me dire.
Dit Marianne, en prenant tendrement les mains d’Annabelle dans les siennes.

Son interlocutrice partageait cette appréhension mais la raison était différente.
Elle pensait que sa propriétaire allait formuler une requête, voire un ordre à son égard, mais elle lui tendait la main pour qu’elle s’exprime en premier. Elle était perdue, elle s’était préparée à obéir aveuglément après cette visite détaillée, elle avait eu le temps de réfléchir et de relativiser sa condition d’humaine de compagnie, elle s’était résignée à faire tout ce que Marianne lui dicterait parce que c’était son rôle depuis le départ.
Elle ne comprenait plus rien, elle devait s’en assurer et elle réussit à formuler sa question.

— Est-ce que tu vas me faire travailler ici ?
Dit Annabelle, la gorge nouée et le timbre de voix tremblotant.

Marianne écarquilla les yeux et failli s’étouffer avec sa propre salive.

— N-non ! Absolument pas !
Répondit-elle, totalement bouleversée.

La blonde aux yeux bleus s’était figée, la bouche entrouverte sans qu’aucun son n’en sorte, elle observait la brune sans vraiment la voir, le château de cartes qu’elle avait méticuleusement assemblé dans sa tête était en train de s’effondrer au ralenti.
Elle n’avait rien compris.

— Je me sens idiote et tellement désolée que tu aies pu penser cela, Annabelle. Non, je n’ai aucune intention de te… ce n’était pas du tout mon intention, je ne savais pas comment t’annoncer et te mettre au courant de la nature de mon travail. Je vois que j’ai tout fait de travers, excuse-moi. En aucun cas je ne te forcerai à faire ça, mes employés sont là de leur propre initiative. Je souhaitais simplement te montrer cette part de mon quotidien.

Annabelle reprit doucement vie, les informations arrivaient progressivement à son cerveau et les traits de son visage se détendirent. Elle lâcha un soupir de soulagement et elle ne put s’empêcher de rire doucement. Le quiproquo était dissipé.

— C’est tout ?
Demanda la jeune femme, enfin rassurée.

— Comment ça ? Tu n’es pas fâchée ?
S’étonna Marianne, encore toute confuse.

— Pourquoi je serai fâchée… ?
— Tu ne me détestes pas… ? Je ne te dégoûte pas ?
— Pourquoi donc… ?
— Mon travail. Que je gère une maison close. Cela ne te dégoûte pas ?
— Bien sûr que non. Ca a l’air d’être un endroit bien entretenu et agréable.

Annabelle essayait de répondre aux questions mais elle ne comprenait pas où Marianne voulait en venir. Ce fut au tour de la brune d’éclater de rire.
Nerveusement, elle passa une de ses mains dans ses longs cheveux pour se recoiffer grossièrement. Elle n’arrivait pas à croire que c’était aussi simple.
Elle s’était faite toute une montagne, jusqu’à en perdre le sommeil, et finalement toute cette histoire était d’une futilité.

— Tu ne peux pas savoir comment ça me rassure… !
S’exclama Marianne, les larmes aux yeux.

*

La seconde appréhension de Marianne s’agissait de son meilleur ami : Duncan.
La curiosité le rongeait depuis déjà plusieurs semaines sans qu’elle ne lâche prise.
Il avait réussi à lui forcer la main pour qu’elle accepte d’organiser cette rencontre avec la personne qui avait changé son humeur en l’espace de quelques jours.
Elle n’arrivait pas à définir clairement ce qui l’inquiétait tant : était-ce le jugement de son ami et son analyse réaliste de sa relation avec un humain de compagnie ? Ou alors, une forme de jalousie si jamais Annabelle s’intéressait à une autre personne qu’elle ?
Dans les deux cas, elle devait se résoudre à affronter ces situations.

12 – Secret

Plusieurs semaines s’étaient écoulées.
Annabelle prenait doucement ses marques, son quotidien commençait à être rythmé par une certaine routine rassurante. Sa nouvelle vie avait un goût différent, elle n’était plus seule, elle se sentait appréciée, peut-être même aimée ? C’était une affection sincère et elle souhaitait rendre au mieux tout ce que Marianne lui apportait. Elle se sentait terriblement privilégiée d’être sous la protection d’une telle personne.

Marianne avait été, au moins, aussi maladroite et perdue dans l’instauration de leur quotidien à deux. Elle n’avait toujours pas réfléchi au rôle d’Annabelle.
Elles décidèrent comme d’un commun accord que la jeune femme s’occuperait des tâches ménagères. La plus âgée se sentait gênée de lui attribuer cette tâche qui aurait pu être considérée comme ingrate, mais la plus jeune insista qu’elle appréciait entretenir leur habitat. Annabelle trouvait que ce n’était pas assez pour occuper ses journées, elle se chargea également de faire les courses et remplir le frigo d’aliments frais.
Elle commença à apprendre des recettes et établir des repas équilibrés aux goûts de sa propriétaire. Elle était devenue, en quelque sorte, son assistante personnelle et elle se sentait comblée d’être ainsi utile à quelqu’un. Pas n’importe qui, une personne qui comptait pour elle, et qui s’occupait d’elle, qui prenait soin d’elle et qui la respectait en tant que personne.
Si c’était ça, être un humain de compagnie, elle l’acceptait avec plaisir.

Marianne mettait à disposition un argent de poche toutes les semaines pour qu’Annabelle ne manque de rien. Elle était libre de sortir de l’appartement, de faire ce dont elle avait envie lorsqu’elle devait s’absenter pour son travail. La seule chose qui l’inquiétait, était de voir régulièrement le porte-monnaie presque intouché.
En l’espace de quelques jours, elle avait compris qu’elle pouvait lui accorder sa confiance et qu’elle était réciproque. Elles avaient décidé d’être honnête l’une envers l’autre.
L’eurasienne avait certainement été trop candide pour y lire la moindre malveillance dans les yeux bleus de sa nouvelle colocataire. Quoiqu’il en soit, cette dernière s’était mis en tête de se montrer digne cette précieuse confiance.

Annabelle apprenait lentement mais sûrement à utiliser son téléphone portable.
La connaissance était à portée de main avec une connexion internet, et Annabelle en profita pour se documenter, dévorer des articles sur des sujets divers et variés, mais également parfois se perdre sur les réseaux sociaux.
Elle comprit rapidement qu’il ne fallait pas en abuser.
L’application de messagerie instantanée était celle qu’elle utilisait le plus souvent.
Demander à Marianne ce qu’elle avait envie de manger pour le dîner.
Recevoir des informations lorsque la cheffe d’entreprise avait des imprévus de dernière minute et qu’elle rentrait plus tard.
Elles apprenaient à faire connaissance petit à petit, échanger des mots et des phrases au fur et à mesure que les jours passaient, une certaine complicité avait fini par se créer.
Elles s’apprivoisaient progressivement.

*

Marianne n’avait pas encore eu l’occasion de dévoiler l’intitulé de son métier.
Elle avait éludé la question à plusieurs reprises, laissant Annabelle dans un certain flou.
Elle craignait trop sa réaction mais elle savait qu’elle ne pourrait pas lui cacher éternellement.
Elle attendait le bon moment, mais plus le temps passait, et plus elle repoussait cette date fatidique.
Ses employées étaient au courant qu’elle avait rencontré quelqu’un, sans savoir exactement qui cela pouvait être ni la nature de leur relation.
Elle avait tellement peur qu’on se méprenne sur Annabelle, sur qui elle était pour elle. Elle n’était pas sous son contrôle, du moins ce n’était pas la relation qu’elle souhaitait. Elle pensait sincèrement que leur lien était plus pur, plus vrai qu’un simple titre de propriété.
Elle avait de l’affection pour Annabelle. Elle pouvait avouer qu’elle l’aimait, d’une certaine manière. Ce n’était pas juste un simple humain de compagnie. Elle souhaitait son bonheur, elle avait envie de la voir heureuse et épanouie, et au dessus de tout cela, elle la considérait comme un humain à part entière. Elle n’était pas sa chose.
Pour le moment, sa bulle était encore protégée de toute perturbation extérieure.
Elle espérait ne pas vivre dans sa propre illusion, et pourtant elle ne voulait pas se réveiller si cela était réellement irréel.

Annabelle était curieuse mais elle avait vite compris que Marianne n’était pas à l’aise pour parler plus en détails de son travail. Elle avait appris des contes pour enfants, elle n’allait pas ouvrir la porte interdite tant que sa propriétaire ne lui autorisait pas. Elle respecta ce secret en attendant patiemment qu’il lui soit dévoilé, ou non.
Elle n’avait aucune raison de la brusquer, si elle devait être mise dans la confidence, cela se ferait en temps et en heure, elle se devait d’être patiente.

Les employés de Marianne avaient eu moins de retenue.
Leur curiosité était insatiable et le changement d’humeur de leur patronne était un marqueur qui avait sauté aux yeux de tous. Elle était plus enjouée et une aura de bonheur planait autour d’elle. Tout le monde souhaitait rencontrer la personne qui avait changé leur Marianne.

— Tu l’amènes quand ?
— Tu lui as dit ?
— Quand est-ce qu’elle vient ?

Ils avaient raison, plus elle attendait et plus le fardeau était lourd à porter.
Un soir, elle décida de mettre le sujet sur la table et proposa à Annabelle de l’accompagner directement sur les lieux, pour qu’elle puisse en juger par ses propres yeux.

*

Marianne serrait la main d’Annabelle dans la sienne.
L’appréhension était palpable. Elle ne se souciait guère de ce qu’on pouvait penser de son établissement, mais l’avis d’Annabelle lui importait.
Elle appréciait Annabelle et ce sentiment semblait réciproque, pour l’instant.
Est-ce que cette découverte allait détruire l’image qu’elle avait d’elle ?
Est-ce qu’elle se mettrait à la détester, pire, et si elle ressentait du dégoût pour elle ?
Rien que cette pensée lui brisait le cœur, elle commençait à se sentir mal, la panique l’envahissait mais elle ne pouvait pas faire machine arrière.
La vérité devait éclater.
Elle ne comptait pas enfermer Annabelle dans une cage fictive pour son bon plaisir, elle ne voulait pas non plus, qu’elle devienne sa marionnette. Au contraire, elle souhaitait qu’elle garde sa propre volonté.
Plus elles se rapprochaient de l’adresse, et plus sa poigne devenait un plus forte.
Comme si elle craignait qu’elle lâche sa main et s’enfuit en courant, avant même d’être arrivées.

Annabelle n’était pas aveugle et le stress de Marianne était communicatif.
Elle en vint à penser si elle devait s’en inquiéter.
Pourquoi Marianne serrait aussi fortement sa main ? Avait-elle peur qu’elle s’en aille ?
Le silence avait été pesant durant tout le trajet, depuis qu’elles avaient quitté l’entrée de l’immeuble jusqu’à leur arrivée, devant le bâtiment où elles se trouvaient maintenant.

Un immeuble ancien de 4 étages, mitoyen des deux côtés dans une ruelle calme. Une grille en fer forgé délimitait une parcelle de jardin composé de quelques buissons et de plantes fleuries. Quelques mètres d’un petit chemin en pierres taillées, et une petite marche avant de pouvoir accéder à la double porte d’entrée imposante.

Lorsqu’elles pénétrèrent les lieux, les employés installés dans différents canapés et divans, les regardèrent sans un mot pendant un instant. Le temps semblait s’être figé, mais dès lors qu’ils virent la main de Marianne dans celle d’Annabelle, ils comprirent immédiatement qui elle était et l’effusion d’enthousiasme explosa dans toute l’entrée.
C’était un tableau riche en protagonistes, de couleur, de sexe, de genre, d’âge différents, habillés de tenues diverses. Chacun avait sa petite touche personnelle, leurs goûts s’exprimaient sans aucun tabou ni gêne, allant de tenues extravagantes à du maquillage exubérant, mais également des personnes aux goûts plus simples et épurés.

C’était au tour de la blonde d’être prise d’une certaine panique.
Elle réalisait petit à petit dans quel endroit elle était, et sa main rendit l’étreinte de Marianne de manière plus prononcée.
Est-ce qu’elle s’était méprise sur Marianne depuis le début ? Est-ce que son but premier était de la revendre ou l’obliger à travailler dans son établissement ? Était-ce une punition ?
Elle qui pensait avoir trouvé un foyer, une place, un endroit sécurisant. Elle n’était plus sûre de rien. Elle restait réaliste, elle ne connaissait Marianne que depuis quelques semaines, un mois, tout au plus. Il était possible qu’elle se soit fourvoyée depuis le début, elle n’avait rien compris et maintenant, elle avait peur d’être abandonnée, qu’elle se débarrasse d’elle dans cet endroit.

— N’aie pas peur, ils sont gentils et ils ne te feront pas de mal. Si c’est le cas, n’hésite pas à me le dire.
Dit Marianne, en se penchant légèrement vers Annabelle pour se faire entendre.

Elle avait sentit la paume d’Annabelle se crisper dans la sienne, et elle tenta de la rassurer comme elle put. Malheureusement, cela n’eut pas l’effet escompté.

— Je dois traiter quelques dossiers urgents, je reviens dans quelques minutes. Fais comme à la maison, d’accord ?
Ajouta la brune, en décollant soigneusement les doigts d’Annabelle de sa paume.

La petite tête blonde était totalement perdue. Elle avait supplié en silence Marianne de ne pas la laisser seule, mais elle n’avait pas compris son appel.
Que voulait-elle dire par « ils sont gentils » ?
Elle resta debout, dans l’entrée, au milieu de paires d’yeux qui la dévoraient. Elle finit par baisser les siens pour fixer ses pieds.
Est-ce qu’elle avait fait une bêtise ? Que devait-elle faire, maintenant ?

11 – Flux

Dans une boutique de lingerie, Marianne avait laissé Annabelle entre les mains d’une vendeuse qui prenait ses mensurations.
Pendant ce temps, elle cherchait un ensemble au rayon pyjama qui pourrait convenir.
Ne trouvant rien à son goût, elle conclut qu’un large t-shirt suffirait certainement. Avec un peu de chance, la longueur du haut lui permettrait de ne pas porter de bas de pyjama.
De retour auprès de la vendeuse, Annabelle était embarrassée.
Elle portait un soutien-gorge à dentelle rouge qui contrastait joliment sur sa peau blanche. Il englobait parfaitement sa poitrine et la mettait particulièrement en valeur.
Marianne rougit instantanément à cette vue et quelques mots lui échappèrent.

— Magnifique.

Annabelle ne savait pas où se mettre. Elle s’était vue dans le miroir mais ça ne pouvait pas être son corps. Elle n’avait jamais porté quelque chose d’aussi beau, ni d’aussi agréable. Il était pile-poil à sa taille, c’était déroutant.
Elle avait jeté un œil aux étiquettes sur les différents modèles que la vendeuse lui avait apporté pour les essayages. Elle avait cherché la virgule entre les chiffres, en vain.
Elle ne pouvait pas accepter, elle cherchait désespérément une excuse à brandir avant que Marianne ajoute autre chose.

— Est-ce que c’est confortable ? Est-ce que tu préfères une autre couleur ?
Demanda-t-elle en détournant le regard.

Annabelle ne pouvait pas mentir. C’était le soutien-gorge le plus agréable qui lui été donné de porter, cependant elle n’avait aucune idée de ses préférences de couleur, elle aurait souhaité quelque chose de moins sophistiqué mais le modèle qu’elle portait était l’un des plus simples du lot. Son cerveau était en ébullition. Si elle répondait honnêtement, elle craignait que Marianne achète l’ensemble. Exprimer que la couleur ne lui plaisait pas, ne lui permettrait de gagner que quelques minutes pour au final être dos au mur avec les mêmes questions. Elle ne voulait pas mentir mais elle n’arrivait pas à se résoudre à répondre et assumer les conséquences de sa réponse.

Marianne comprit rapidement le dilemme intérieur en l’observant dans son embarras et son mutisme. Pour essayer de la détendre, elle lui posa une autre question.

— Peut-être que tu préfères ne rien porter du tout… ?
Demanda-t-elle avec tout le sérieux du monde.

Annabelle la fixa avec des yeux ronds, la bouche ouverte sans qu’aucun son n’arrive à en sortir.

— Je plaisante à moitié. Je peux comprendre que tu n’aimes pas porter de soutien-gorge mais laisse-moi au moins t’acheter des culottes. Ou des strings, si tu préfères.
Ajouta Marianne, d’humeur taquine.

— Des culottes, ça sera très bien !
Répondit aussitôt Annabelle, les joues un peu plus roses.

Après les essayages, la vendeuse avait pu établir les mensurations de la jeune femme. Cette dernière n’arrivant pas à exprimer son opinion ni à choisir, ce fut Marianne qui trancha.
Elle décida de prendre en premier lieu, des modèles simples sans fioritures, discrets mais élégants, et surtout confortables. Elle surprit Annabelle à fixer les étiquettes de prix et vit son visage se décomposer progressivement.

— L’argent est le dernier de mes soucis, alors ne te tracasse pas.
Lui glissa t-elle délicatement dans le creux de son oreille, pour la rassurer.

Ses mots ne semblaient pas l’atteindre, mais elle espéra qu’ils purent l’apaiser un peu.
Enfin sorties de la boutique, elles continuèrent de se promener dans les galeries.
Malgré la demande explicite de Marianne qu’Annabelle exprime son envie d’entrer dans une boutique pour y acheter ce qu’il lui plairait, elle se contenta de rester derrière les vitrines à observer, des étoiles plein les yeux, sans oser franchir le pas.
Marianne réussit tant bien que mal à trouver des vêtements de tous les jours. Elle utilisa des ruses pour cacher les étiquettes lorsqu’elle le pouvait.
Un jean, des T-shirts, un pull, un manteau et une paire de chaussures.
C’était suffisant pour le moment.
Elle nota dans son téléphone les informations sur les tailles pour pouvoir lui racheter des tenues plus tard.

Le shopping avait été une épreuve pour Annabelle.
Elle espérait que cela soit déjà terminé, rien que d’imaginer la somme totale des achats, elle en avait la tête qui tournait et surtout, elle culpabilisait. Elle avait pu apercevoir les chiffres lors du règlement à la caisse, elle additionnait dans sa tête les chiffres sans réussir à accepter que Marianne faisait de telles dépenses pour elle. Pourquoi ? Pour quelles raisons ?
Elle savait pertinemment qu’elle n’aurait jamais pu s’offrir la moitié de ce qui avait été acheté en l’espace de quelques heures.

Marianne ne s’en préoccupait pas. Elle avait sorti sa carte bancaire d’une nonchalance. Elle avait le sourire aux lèvres, elle souhaitait juste lui faire plaisir et qu’elle passe un bon moment, mais cela eut l’effet inverse.
L’objectif principal était que sa nouvelle colocataire ait des vêtements neufs à sa taille.
Elle vit qu’Annabelle ne se sentait pas à l’aise et elle ne savait pas quoi faire de plus pour atténuer ce sentiment.
La matinée était passée sans qu’elles ne s’en aperçoivent et Marianne se posa dans un restaurant pour déjeuner tranquillement.

Annabelle ne se sentait pas à sa place.
Les gens autour d’elle, la clientèle, tout le monde était bien habillé, sauf elle.
Elle comprit pourquoi Marianne avait tant insisté pour lui constituer une garde-robe.
Elle se sentait comme une souillonne, elle avait honte de faire du tort à Marianne rien que par sa présence. Elle baissa la tête et essaya de se faire la plus discrète possible.

Marianne remarqua l’attitude d’Annabelle.
La journée avait dû être riche en émotions et elle comprit que le shopping n’était pas son activité favorite. Les achats de première nécessité avaient été faits, elle ne comptait pas lui imposer l’après-midi. Il fallait qu’elle y aille petit à petit et c’était déjà pas mal pour une première fois. Elle ressentit le besoin de discuter de tout ceci, au calme, dans le réconfort de son appartement.

— La matinée a été longue et fatigante. Prenons le temps de manger quelque chose et on rentrera à la maison juste après. D’accord ?

Annabelle acquiesça timidement, soulagée, un léger sourire traversa son visage.

*

De retour à l’appartement, Marianne demanda à Annabelle de s’asseoir dans le canapé avec elle. Les achats avaient été posés sur la table basse.
Annabelle était crispée, les poings serrés sur ses cuisses, elle avait peur de s’être mal comportée. Marianne posa délicatement une de ses mains sur celle d’Annabelle avant de commencer

— Si tu as besoin d’exprimer quelque chose, tu peux le faire en toute sécurité. Je ferai de mon mieux pour t’écouter. J’ai vu que tu n’étais pas à l’aise ce matin. Si c’est l’argent qui t’inquiète, je te rassure. Tu n’as pas à y penser, c’est le mien et je le dépense quand ça me chante. Maintenant que tu es ici, j’assume la responsabilité de te fournir de quoi t’habiller. J’ai peut-être été hâtive en boutique, et je m’en excuse. Tu as le droit de changer d’avis, tu peux prendre le temps de réessayer les vêtements, tranquillement, à la maison. Et s’ils ne te conviennent pas, j’irai les rendre en magasin. Je ne t’en voudrais pas, d’accord ?

Annabelle resta muette, émue, elle hocha simplement la tête.

*

Elle s’était réveillée en pleine nuit, en sursaut. Les yeux ouverts, elle sortit du lit immédiatement pour se rendre dans la salle de bain.
La lumière l’aveugla une demi-seconde avant d’apercevoir son pyjama neuf taché d’une couleur rouge vive, fraîche. La panique l’envahit et elle essaya de le nettoyer sur le champ, rincer à l’eau froide et frotter au savon.
Marianne se réveilla lentement, elle avait senti du mouvement dans le lit et elle se rendit compte qu’Annabelle n’était plus là. Une lueur dans le couloir attira son attention encore embrumée par le sommeil. Elle attrapa son téléphone posé sur la table de chevet. Il était beaucoup trop tôt, ou trop tard. Ne voyant pas Annabelle revenir, elle s’inquiéta et se leva pour aller vérifier de ses propres yeux.

— Tout va bien… ?
Demanda Marianne, en se frottant les yeux.

— J-j’ai sali…
Essaya-t-elle d’expliquer avant d’éclater en sanglots.

Lorsque la brune s’approcha pour la consoler, elle comprit aussitôt.

— Hé, ce n’est pas grave. Ce ne sont que des vêtements, ce n’est vraiment rien, il ne faut pas te mettre dans cet état.

Marianne était dépassée. Elle partit chercher des protections hygiéniques et lui apporta un autre pyjama.

— Est-ce que tu as des flux importants ?
— J’ai… quoi… ?
— Est-ce que tu saignes beaucoup, d’habitude ?
— Non… je crois pas…
— Ok, on en rediscutera demain…

Les draps étaient également tachetés de sang.
Annabelle se fondit en mille excuses et Marianne eut un mal fou à la calmer.
La jeune femme avait été submergée par tant d’émotions nouvelles et différentes à la fois, couplé à la fatigue de la journée, ajouté à cela, son pic hormonal en cet instant précis.
Comment pouvait-elle exprimer son immense reconnaissance sincèrement alors qu’elle venait de souiller la literie de sa bienfaitrice ?
Elle se sentait tellement indigne d’être ici. Sa culpabilité exacerbaient ses idées, qui prenaient une direction incontrôlée où elle craignait que Marianne s’énerve, la punisse, ou décide de se débarrasser d’elle. Pire, elle avait peur de lire la déception dans ses yeux sombres.
Elle s’en voulait terriblement, même si son interlocutrice lui répétait qu’elle n’était pas fautive. Comment réussir à se racheter ? Comment croire à tant de bienveillance ?

Lorsque la petite tête blonde finit par s’endormir, les larmes aux yeux, Marianne lui caressa doucement ses bouclettes. Elle se demanda quelle vie avait pu mener cette femme pour se mettre dans cet état pour de simples draps.

10 – Rectangle

Marianne était partie au travail.
Elle aurait souhaité rester un peu plus longtemps auprès de sa nouvelle colocataire, apprendre à la connaître et discuter avec elle.
Elle s’en voulait d’avoir quitté l’appartement de manière aussi précipitée, mais elle était très à cheval sur les horaires.
Elle esquissa un sourire : elle songeait à poser des congés. Elle avait maintenant une raison et une envie de prendre ce temps.
Aujourd’hui encore, une journée remplie l’attendait.

En arrivant sur les lieux, elle était de bonne humeur. Une meilleure humeur que d’habitude.
Ses employés le remarquèrent aussitôt mais elle évita la question.
Une seule personne était au courant pour le moment et elle ne comptait pas ébruiter la nouvelle. D’ailleurs, elle remarqua qu’elle avait reçu plusieurs messages sur son téléphone de sa part. Il s’était inquiété et demandait de ses nouvelles après avoir supposé que son humain de compagnie s’était évadé. Elle le rassura brièvement avec un pouce en l’air.
Ca suffisait, il comprendrait.
Lorsqu’elle s’installa à son bureau, elle commença par fouiller ses tiroirs. Elle savait qu’elle avait rangé son ancien téléphone quelque part, et elle tomba dessus rapidement, avec le câble et son chargeur au même endroit. La batterie était déchargée depuis le temps.
Elle le brancha et elle commença à se mettre au travail.
Sur la pause du midi, elle se pencha sur l’appareil pour vérifier qu’il fonctionnait encore. Elle en profita pour le formater et le configurer. Elle installa une application de communication qui lui permettrait d’échanger en attendant de recevoir la nouvelle carte SIM.
Elle s’ajouta dans les contacts.
La journée passa lentement mais Marianne avait le sourire aux lèvres. Elle avait hâte de rentrer chez elle. Un coup d’œil à sa montre, encore quelques heures.
Encore un dernier détail à régler. Elle s’étira de tout son long, cette fois-ci c’était bon.
Elle rangea ses affaires et elle se leva pour quitter les lieux.

Devant la porte de chez elle, elle en tomba des nues.
Une fois de plus, elle ne reconnaissait pas son appartement.
Elle vérifia encore une fois si elle ne s’était pas trompée d’étage.
Aucune trace d’Annabelle, mais aujourd’hui elle ne s’en inquiéta pas.
Elle prit le temps de retirer son manteau et poser tranquillement ses affaires.
Elle fit le tour des lieux, impressionnée par la propreté et l’odeur agréable du linge lavé qui embaumait l’endroit.
Elle retrouva sa fée du logis en train de se reposer dans son lit.
Elle eut des scrupules à la réveiller.

De retour dans son salon, elle vérifia le contenu de son frigo : une demi part de pizza et des légumes congelés. Elle soupira et se motiva à préparer un riz sauté.

*

L’odeur de la nourriture la réveilla. Elle émergea et se leva aussitôt.
Marianne était rentrée, une certaine joie l’envahit à cette pensée.
Elle se rendit dans le salon pour la rejoindre aussitôt.

— Bien dormi ? J’ai bientôt fini de préparer le repas. J’en ai pour quelques minutes.
Dit Marianne, en entendant Annabelle s’approcher.

Annabelle acquiesça sans répondre.

— Ca sera riz et légumes, il ne reste pas assez de pizza pour ce soir. Ça te va ?

Annabelle continua de hocher la tête en silence.
Marianne lui sourit. Elle était simplement heureuse de préparer à manger pour quelqu’un.

— Regarde sur la table, ce n’est pas grand-chose mais ça sera plus pratique pour me joindre. Je devrais recevoir la carte SIM dans quelques jours, comme ça même en dehors de l’appartement, on pourra rester en contact.

Annabelle s’y dirigea et resta figée à observer l’objet sur la table basse.
Il était à peine différent de celui qu’avait Marianne. Elle n’arrivait pas à digérer l’information. Ca ne pouvait pas être ça. Elle regarda et chercha autour d’elle une autre table.
Marianne éteignit la plaque de cuisson et recouvrit la poêle d’un couvercle.
Elle vint voir ce que faisait Annabelle plantée au milieu du salon.

— Prends-le, je ne m’en sers plus. Il est à toi.
Dit Marianne en désignant l’épais rectangle à la surface vitrée.

Si elle n’avait pas eu l’occasion de discuter avec elle, elle aurait pu penser qu’elle ne parlait pas la même langue. Elle donnait l’impression de ne pas comprendre ce qui sortait de sa bouche. Elle interpréta son hésitation pour de la timidité, elle se baissa pour ramasser l’objet et le poser directement dans les mains de la blonde qui l’observait les yeux ébahis.

— C’est pour toi. Hésite pas à le configurer à ta sauce. Je me suis juste permise de m’ajouter dans les contacts.
— M-merci, merci beaucoup !
— Ce n’est rien, je t’en prie. Il prenait la poussière dans un tiroir, il sera plus utile entre tes mains. Je m’excuse, comme c’est un ancien modèle, c’est possible qu’il soit un peu plus lent. Tu me diras s’il fait des siennes, je t’en achèterai un nouveau si c’est le cas.

Annabelle secoua énergétiquement la tête.
— Il est très bien, il est parfait !

Sa réaction fit pouffer de rire Marianne.

— Demain c’est shopping. On ira en matinée pour avoir le temps de faire toutes nos emplettes.
Ajouta Marianne.

Annabelle resta muette.

— Je ne peux pas te laisser dans tes anciens vêtements. Ils sont beaucoup trop grands pour toi et ils ne te mettent absolument pas en valeur. On va te trouver mieux. Sans parler des sous-vêtements… ça ne me dérange pas de te prêter les miens mais ils ne sont pas vraiment à ta taille. D’ailleurs, si tu as besoin de quelque chose en particulier, ça sera l’occasion de l’ajouter sur notre liste de courses.
Expliqua-t-elle, en l’incluant naturellement.

*

Après le dîner, elles se préparèrent à aller se coucher.

— Je peux retourner dormir dans le canapé, si tu préfères.
Proposa Marianne, avant de passer la porte de sa chambre.

Annabelle secoua la tête.

— Tu es sûre ?
Demanda Marianne.

Annabelle hocha la tête et attendit qu’elle s’installe dans le lit avant de la rejoindre.
La lumière éteinte, le rideau occultant tiré. Un léger filet de lumière provenant des lampadaires de la ruelle diffusait une lueur autour des pans de tissu épais.
Elles se couchèrent dos à dos, comme la veille.

— Tu dors… ?
Chuchota Marianne après quelques minutes de silence.

— Non…

Marianne se tourna en première pour mieux l’entendre.
Annabelle l’imita quelques secondes après.

— Est-ce que tu veux discuter un peu ?
Demanda Marianne.

La jeune fille acquiesça sans un bruit.
La brune sourit en devinant qu’elle allait porter la conversation.

— Tout d’abord, je voulais te remercier pour l’appartement. Merci infiniment. J’espère que tu te sens à l’aise ici.

Son interlocutrice se contenta de répondre par des mouvements de tête.

— Est-ce que c’était ton ancien métier ?

La petite tête blonde bougea de gauche à droite.

— Est-ce que je peux te demander ce que tu faisais là-bas… ? Si c’est indiscret, tu n’es pas obligée de me répondre. Je m’excuse d’être trop curieuse. Tu as également le droit de me retourner la question.

Annabelle hésita quelques secondes.
Elle se sentait en confiance, elle avait envie de faire confiance.
Elle souhaitait être honnête avec sa bienfaitrice, elle ne voulait rien lui cacher.
C’était la moindre des choses avec tout ce qu’elle faisait pour elle.
C’était une sensation nouvelle d’avoir quelqu’un qui s’intéressait à elle.
Elle prit une grande inspiration et lui raconta tout : son enfance, son émancipation, sa dépression. Elle s’ouvrit et fit ce qu’elle n’avait jamais fait, elle se confia sur ses craintes, ses angoisses, son désespoir. Elle était persuadée que cette personne la trouverait détestable, immonde, pitoyable. Elle montrait la noirceur de son âme, sans aucun filtre.

La dame l’écouta attentivement, religieusement, et la laissa finir son histoire.
Elle fut touchée en plein cœur. Cette sincérité dans ses mots, ce mal être qu’elle exprimait sans détour. Elle dévoilait sa fragilité, l’intimité de son âme.
Elle était admirative qu’une si jeune femme puisse avoir un tel esprit.
Elles étaient si différentes et pourtant, il y avait quelque chose de similaire dans son récit.

— Est-ce que je peux te prendre dans mes bras… ?
Demanda Marianne.

Timidement, Annabelle hocha la tête de haut en bas.
En ressassant le passé, son corps s’était rappelé de tous ces moments difficiles et elle tremblait de manière imperceptible.
La plus âgée s’approcha doucement, posant délicatement ses mains sur ses cheveux et guidant sa tête contre sa poitrine.
Elle n’avait pas les bons mots pour la réconforter mais ce simple geste était suffisant.
Annabelle découvrait pour la première fois ce que cela faisait d’être enlacée.
Cette chaleur humaine qu’elle n’avait jamais connu auparavant, cette sensation de bien-être, elle avait l’impression d’être en sécurité, que rien ne pourrait lui arriver. Elle était submergée par des émotions inédites. Elle se mit à sangloter dans les bras de Marianne.
Est-ce qu’elle avait le droit de se sentir acceptée et d’être ainsi apaisée ?
Elle finit par s’endormir ainsi.

*

Le réveil sonna et elles émergèrent doucement.
Annabelle était encore embarrassée de la veille, mais Marianne lui souriait tendrement.

Après avoir cherché pendant plusieurs minutes dans son dressing des vêtements qui pourraient aller à Annabelle. Marianne dut se résigner à ce qu’elle remette ses anciens vêtements pour sortir. Elles avaient une morphologie trop différente : Marianne était grande, aux épaules larges et avec très peu de poitrine, tandis qu’Annabelle était petite et aux formes généreuses.
Direction le parking au sous-sol, Marianne prit le volant.
Elle avait choisit une grande zone commerciale avec plusieurs magasins de vêtements.
Elle avait ses habitudes et ses préférences : il fallait qu’il y ait du choix et que la qualité soit au rendez-vous.

La voiture garée, Marianne se dirigea vers une boulangerie.
Annabelle s’obstinait à dire qu’elle n’avait pas faim alors que son ventre signifiait le contraire, Marianne finit par commander la même chose qu’elle et la mettre devant le fait accompli. Elle avait commencé à dresser le profil de la jeune femme et les éléments de la veille lui permirent de mieux comprendre son fonctionnement.
Elle soupira intérieurement, à demi-amusée, la journée allait être longue si acheter un simple petit déjeuner était aussi fastidieux.

9 – Sommeil

Annabelle s’était détendue.
Marianne était amicale, et d’une bienveillance certaine. Elle la traitait comme une amie de longue date. Elle n’avait jamais rencontré quelqu’un d’aussi attentionné à son égard et cela la déstabilisait. Elle restait méfiante mais elle avait envie de croire à cette gentillesse.
Ce n’était pas du tout ce qu’elle avait imaginé en se faisant adopter. Elle s’attendait à être soumise, mise en cage, attachée pour ne pas avoir la possibilité de fuir, voire même violentée. Elle avait peut-être imaginé le pire des scénarios. Elle avait été dans un état d’esprit tellement négatif que même cet avenir fictif sombre lui convenait.
Marianne n’était rien de tout ça, elle n’arrivait pas à y croire.
Elle craignait que ce rêve se dissipe subitement.
Elle reconnaissait qu’elle était nourrie comme un animal abandonné, mais il y avait quelque chose dans leurs interactions. Quelque chose de particulier et intriguant.
Elle imagina un monde où elles seraient devenues amies avant qu’elle abandonne son humanité. Est-ce que sa vie aurait été plus douce avec une amie comme elle ? Est-ce qu’elle aurait eu cette étincelle qui lui manquait dans sa solitude ?
Elle réalisait qu’elle n’aurait probablement jamais eu l’occasion de la rencontrer dans son ancienne vie. Elles venaient d’un monde trop différent. Comment aurait elle pu s’intéresser à une pauvre fille comme elle ?

— J’ai encore une journée de travail demain, mais je devrais avoir mon week-end de libre. Fais comme chez toi, hésite pas à te servir dans les placards de la cuisine.
Expliqua Marianne.

Elle exposa ce qu’elle avait de prévu pour les prochains jours, et elle planifia le programme du week-end avec Annabelle.
Sa priorité était de lui acheter des vêtements. Elle ne pouvait pas la laisser dans ces fripes.
Ensuite, elle allait devoir faire quelques courses pour remplir ce pauvre frigo.
Elle réfléchit à un moyen pour contacter Annabelle lorsqu’elle était à son travail. Il était nécessaire de lui ouvrir une ligne et lui donner un ordiphone.
Elle était certaine d’avoir un ancien modèle dans un de ses tiroirs.
Marianne réfléchissait à toute vitesse, notant sur son téléphone sa liste de tâches et naviguant dans les différents onglets pour regarder les horaires des boutiques proches.
Annabelle resta bouche bée et acquiesça à tout, ne comprenant pas exactement ce que ça impliquait.

Marianne se leva brusquement pour s’éclipser dans la salle de bain.
Annabelle avait bien mangé, elle se sentait bien. Le canapé était confortable.
Elle ferma les yeux un instant, posant sa tête sur le dossier.
Elle se remémora tout ce qui venait de se passer.
La digestion faisant son effet, elle était en train de s’assoupir.

— Excuse-moi, j’aurais dû te sortir ça hier soir.

Lorsqu’elle rouvrit les yeux, Marianne lui tendait une brosse à dents neuve.

— Je suis désolée, je suis en train de dormir debout, je vais pas faire long feu.
Ajouta t-elle en baillant.

Elle retourna dans la salle de bain pour se préparer à aller se coucher.
Pendant ce temps, Annabelle débarrassa la table et lorsqu’elle vit Marianne s’allonger dans le canapé, elle ne put s’empêcher d’hurler d’effroi.

— Qu’est-ce qui se passe ?!
S’exclama Marianne, alertée, et en se relevant immédiatement.

Annabelle dut prendre son courage à deux mains pour s’exprimer, mais elle réussit à formuler sa pensée et insister pour que Marianne dorme dans son lit.

— Je ne vais pas te faire dormir dans le canapé, c’est hors de question.
Argumenta Marianne.

— Dormir ensemble… ?
Réussit-elle à dire, à demi-mot.

Marianne resta figée un court instant.
Elle n’y avait pas songé et elle se rendait compte des efforts qu’Annabelle avait dû faire pour formuler ces quelques mots.
Elle se gratta le haut de la tête et finit par accepter. Elle était beaucoup trop fatiguée pour essayer de la convaincre du contraire.
Ce n’était que partager un lit, rien de plus.

Marianne avait l’habitude de dormir nue mais elle considéra enfiler un débardeur et une culotte.
Annabelle retira son pantalon et sa veste et attendit que Marianne se glisse sous la couverture en première. Elle craignait qu’elle ne la dupe en la laissant seule dans sa chambre une fois qu’elle se serait installée dans le lit.
Toutes les deux allongées l’une à côté de l’autre, elles fixaient le plafond sans oser se regarder. Marianne finit par se tourner vers le côté extérieur.
Annabelle osa l’observer un instant, les cheveux sombres et lâchés formaient des vagues noires parsemés de quelques filets argentés sur son oreiller.
Elle se tourna également de l’autre côté du lit.

Lorsque Marianne ouvrit les yeux, Annabelle lui faisait face.
Elle contempla les longs cils blonds de la jeune fille assoupie, ses cheveux fins clairs et soyeux. Elle dormait comme une bienheureuse et cette vision attendrit son cœur.
Elle n’abusa pas plus longtemps de cette proximité, elle chercha son téléphone pour vérifier l’heure et éteindre son réveil. Elle avait émergé quelques minutes avant qu’il ne sonne.
Elle ne se rappelait plus la dernière fois qu’elle avait aussi bien dormi. La nuit écourtée avait aidé à la recaler provisoirement.
Elle tâcha de se lever discrètement sans faire de mouvements brusques dans le lit, puis elle chercha des vêtements de rechange dans son dressing avant de quitter la chambre à pas de louve. Elle referma doucement la porte derrière elle, la laissant légèrement entrouverte pour que le bruit ne dérange pas le sommeil d’Annabelle.

Annabelle se réveilla doucement, son cycle de sommeil profond venait de se terminer.
Elle entendit du bruit provenant de la salle de bain. Elle était seule dans le lit. Culpabilisant de rester à dormir alors que Marianne était déjà levée, elle s’extirpa de la couette pour la rejoindre.
La grande brune était en train de se recoiffer devant la glace du lavabo.
Elle jeta un regard vers la jeune femme qui se frottait les yeux.

— Ah, bonjour. Pardon, je t’ai réveillée ?

— B-bonjour… Non, pas du tout, j’ai assez dormi…
Répondit-elle timidement, en étouffant un baillement.

Marianne semblait pressée, ses gestes étaient réfléchis. Elle finit d’attacher ses longs cheveux en une queue de cheval basse, et elle vérifia qu’aucune mèche ne dépassait.
Quelques cheveux blancs éclatants ressortaient de sa chevelure noire mais elle n’y prêta pas attention. Elle jeta un œil à la montre attachée à son poignet.

— Je dois y aller. Fais comme chez toi, d’accord ? Je t’ai laissée un double des clés sur le meuble de l’entrée. Je vais essayer de rentrer tôt.
Lui sourit-elle.

Elle marcha d’un pas rapide dans le salon pour y récupérer ses affaires et elle emprunta la porte, laissant Annabelle seule dans l’appartement.

La petite blonde resta figée un instant, plusieurs pensées traversèrent son esprit : elle n’arrivait pas à croire que Marianne lui accordait sa confiance au point de lui laisser les clés.
Était-elle totalement inconsciente ? Elles se connaissaient à peine !
Elle ne se sentait pas légitime d’être là, elle avait l’impression de ne pas mériter ce qui lui arrivait. Elle déréalisait ce qui se passait. Elle se trouvait dans un appartement luxueux, c’était trop beau pour être vrai. Il fallait qu’elle fasse quelque chose pour remercier sa propriétaire, elle ne pouvait pas accepter cette situation sans rien faire en retour. Elle se sentait redevable.
Elle réfléchit et elle se rappela de la demande de Marianne : elle allait commencer par s’occuper de la pile de vêtements et de linge sale accumulée dans un coin de la buanderie.
C’était dans ses cordes, elle lui avait montré où se trouvait la notice et les produits d’entretien. Avec beaucoup d’appréhension devant la machine à laver dernier cri, elle étudia attentivement la notice entre ses mains et les yeux rivés sur le mini-écran et tous les boutons autour. Il existait des modes qu’elle n’aurait jamais soupçonnés, c’était un modèle totalement différent de ce qu’elle avait l’habitude d’utiliser dans les lavomatiques. Elle avait l’impression d’être devant une bombe à désamorcer. Lorsqu’elle réussit à la faire fonctionner, un soulagement certain suivi d’une petite fierté l’envahirent.

En attendant, elle retourna dans le salon.
Il restait un peu de vaisselle de la veille, elle s’en occupa rapidement.
Il s’était accumulé une fine couche de poussière et de miettes sous ses pieds nus, et elle pouvait apercevoir des moutons de saletés réfugiés aux recoins des pièces.
Elle partit à la recherche d’un balai et d’une pelle, ce fut avec une agréable surprise qu’elle tomba nez à nez avec un aspirateur flambant neuf. Il était encore dans son emballage en plastique, posé à côté de sa boîte en carton. Il n’avait jamais été utilisé.
Annabelle commençait à dresser un portrait de Marianne : une femme d’affaire trop occupée par son travail pour prendre le temps de s’occuper de son habitat.
Elle retroussa ses manches imaginaires et elle se mit au travail.
Après le passage de l’aspirateur incroyablement silencieux et puissant, elle étendit le linge propre. Une douce odeur de lessive envahit les lieux.
Il était déjà midi et son estomac lui rappela qu’elle avait faim.
Elle réchauffa une part de pizza dans le micro-ondes qu’elle savoura dans le canapé.
Elle s’installa confortablement et observa avec satisfaction les alentours.
Le goût du travail bien fait.

Elle se remémora son ancien appartement.
C’était un endroit miteux, le bâtiment en lui-même était vétuste. Là où le papier peint se décollait, on pouvait voir que les murs étaient fissurés par endroits, elle avait de vieilles fenêtres simple vitrage qui laissaient passer l’air frais de l’extérieur en hiver, le sol était fait d’un vieux parquet qui avait bien vécu, les lattes avaient bougé avec le temps et certaines grinçaient sous son poids.
Elle avait très peu d’affaires, juste quelques meubles de rangement. Elle avait beau prendre le temps de faire le ménage, les murs et le sol étaient dans un tel état délabré qu’il s’y dégageait toujours une ambiance sale.
Elle avait fini par s’y habituer parce qu’elle ne connaissait pas beaucoup mieux, ça avait le mérite d’être chez elle, d’être un endroit où elle pouvait se reposer avant de retourner travailler. Son cocon et sa zone de réconfort.
Maintenant qu’elle avait un point de comparaison, certes l’extrême opposé, elle se rendait compte de tout ce qui n’allait pas.
L’appartement de Marianne était agréable. Il avait été conçu pour qu’on s’y sente bien. L’agencement était pensé pour être fonctionnel, les matériaux étaient de qualité. Les murs étaient sans imperfection, les pièces à vivre étaient recouvertes d’un parquet agréable et chaleureux. Les lumières étaient diffuses et douces. Elle avait l’impression d’être dans une chambre d’un palace. Il y avait juste une sensation de vide et de froid dans un espace aussi grand et épuré.

8 – Nourriture

Marianne referma doucement la porte et resta figée un instant.
Elle était encore sous le choc. Elle ne savait pas comment elle devait réagir, elle s’était imaginée tout un film sur Annabelle alors qu’elle n’était pas partie.
Elle réalisa que son appartement n’avait pas été cambriolé, il semblait juste plus vide parce que plus rien ne trainait par terre.
Elle fit un tour dans les autres pièces, elle retrouva ses vêtements sales dans un unique tas devant sa machine à laver, sa vaisselle était faite et rangée, les déchets avaient été jetés à la poubelle.

Elle sursauta lorsqu’elle vit Annabelle en plein milieu du couloir.
Elle était debout, dans la même tenue que la veille, et elle l’observait sans rien dire.

— Tu m’as fait peur… !
Souffla Marianne, la main sur sa poitrine.

— P-pardon… je ne voulais pas…
Bafouilla Annabelle, embarrassée.

— C’est moi, je ne voulais pas te réveiller… Tu as bien dormi… ?
Enchaîna Marianne, pour ne pas l’incommoder plus.

— O-oui. Merci… votre lit est très confortable…
— Je suis contente que tu aies pu te reposer… mais… tu n’aurais pas dû t’occuper du ménage.

— Je suis désolée… je pensais vous aider…

Annabelle baissa les yeux et serra son T-shirt dans ses mains en se mordant les lèvres.

— Ne sois pas désolée, je… ça m’aide beaucoup. Ce n’est pas ce que je voulais dire… C’est juste que je ne veux pas te forcer à faire des tâches ingrates comme celles-ci… je devrais m’occuper de mon propre bazar…

Marianne essaya de la rassurer, mais plus elle ouvrait sa bouche, et plus elle avait l’impression de prononcer les mauvais mots qui avaient l’effet inverse.

— Ça m’a fait plaisir de vous aider… je vous appartiens… alors, vous pouvez me demander de faire tout ce que vous voulez…
Dit Annabelle, avec un peu plus d’assurance en relevant sa tête.

Marianne posa sa main sur ses yeux un long moment, ce qui inquiéta Annabelle.
Après mûre réflexion, la brune s’exprima.

— Justement. Il faut qu’on en parle…

Elle invita Annabelle à s’installer dans le canapé du salon pour discuter.
Cette dernière s’exécuta et l’écouta attentivement.
Marianne lui avoua qu’elle était perturbée par cette nouvelle situation, qu’elle ne savait pas encore se comporter vis à vis d’elle. Qu’elle souhaiter tout d’abord apprendre à faire sa connaissance. C’était une adoption, elle ne voulait pas instaurer une relation de maître et d’esclave chez elle.

Annabelle acquiesça sans un bruit, elle comprenait ce que disait sa propriétaire mais elle n’avait aucune idée de que ça signifiait dans les faits. Elles étaient toutes les deux sur un terrain inconnu. Dans son esprit, elle était aux services de Marianne. Elle était prête à se plier à tous ses souhaits pour la satisfaire. C’était pour cela qu’elle était là, c’était l’idée qu’elle s’était faite de son rôle. Lui tenir compagnie et rendre son quotidien meilleur. C’était un bon début.

— Tu es sûre que ça ne te dérange pas de t’occuper de mon appartement… ? Ça me gêne de l’avouer… mais je n’ai pas le courage de le faire moi-même et je sais que j’ai besoin d’aide là-dessus…
Demanda Marianne, honteuse.

— Oui, ça me fait plaisir de me rendre utile.
Acquiesça Annabelle avec un léger sourire.

— Dans ce cas, je vais essayer de retrouver la notice de ma machine à laver. D’ailleurs, je vais en profiter pour te montrer où se trouve l’étendoir et te faire un petit tour du voisinage, qu’est-ce que tu en dis ?

Annabelle suivit Marianne en écoutant consciencieusement les instructions.
La propriétaire aperçut la poubelle pleine à craquer, et elle en conclut qu’il était temps de la sortir. Elle se rappelle la tenue dans laquelle était la petite blonde derrière elle.

— Je crois que j’ai récupéré tes anciens vêtements, ils sont dans la valise. Si tu pouvais juste enfiler un pantalon avant qu’on sorte de l’appartement… Je vais te montrer où se trouve le local des poubelles.

La jeune femme s’exécuta, elle enfila son vieux jeans trop grand, ajusta la ceinture à sa taille pour ne pas qu’il glisse, et elle mit sa veste par dessus le t-shirt un peu trop petit de sa propriétaire.
Durant la visite, elles croisèrent quelques voisins qui ne cachèrent pas leur surprise de voire Marianne accompagnée. Elle présenta Annabelle comme sa nouvelle colocataire, et elle abrégea la conversation pour retourner rapidement à l’appartement.
Le ventre vide d’Annabelle se fit entendre.

— À quand remonte ton dernier repas… ?
S’inquiéta Marianne.

Annabelle n’avait pas osé se servir, et ne connaissant pas encore Marianne, elle n’avait pas osé non plus signaler qu’elle avait faim.
Elle se contenta de baisser les yeux, ne sachant pas quoi répondre.
Marianne se dirigea vers son réfrigérateur et constata qu’il était presque vide : une cannette de soda, une bière, une bouteille d’eau pétillante, un bocal de compote de pommes.
Le congélateur contenait des légumes surgelés qui étaient là depuis beaucoup trop longtemps, elle avait même oublié leur existence.
Après avoir fouillé ses placards, elle y retrouva un sachet de riz et un sachet de pâtes.
Sa cuisine était neuve, équipée avec des éléments derniers cris, mais elle avait abandonné l’idée de se préparer à manger depuis un certain temps. Elle avait ni le courage, ni la patience de cuisiner après le travail, c’est pour cela qu’elle fréquentait régulièrement les restaurants pour se sustenter.
Ce n’était pas aujourd’hui qu’elle allait commencer à se mettre sérieusement aux fourneaux, mais elle ne pouvait pas emmener Annabelle dehors, pas dans cette tenue.
Elle se tourna vers elle et lui demanda si elle avait des préférences pour le dîner.

— Tout me va.
Répondit-elle.

Annabelle n’était pas difficile, mais Marianne n’était pas plus avancée avec sa réponse.
Elle se gratta la tête.

— Pizza, ça te va ?

Annabelle disait oui à tout, c’en était déroutant.
Marianne prit son téléphone pour y chercher une bonne pizzeria et appela pour se faire livrer. En attendant, elle s’était posée au niveau du sol, assise sur un tapis doux. Elle avait apporté les seules boissons qui lui restaient, et les posa sur la table basse en face d’elles.
Annabelle était sagement assise dans le canapé, les jambes serrées et les mains posées dessus, sérieuse. Elle n’osait pas affronter le regard de Marianne, qui l’observait attentivement.
La plus âgée était curieuse. Elle essayait de lire les expressions du visage de sa nouvelle colocataire. Elle souhaitait savoir ce qui avait pu pousser une jeune femme comme Annabelle à abandonner son humanité, mais elle se doutait de son impolitesse si elle venait à formuler sa question. Elle ne voulait pas la juger, elle cherchait juste à comprendre et assouvir sa curiosité, mais elle comprenait que sa question était indiscrète.
Elle craignait également qu’Annabelle puisse lui retourner sa question.
Qu’est-ce qu’elle pourrait lui répondre ? Qu’elle avait eu pitié d’elle ? Non, c’était horrible comme réponse. Qu’elle espérait la sauver des griffes d’un vieux pervers ? C’était un peu vrai et prétentieux, mais la réalité c’était son égoïsme et sa solitude. Elle avait été attirée par son apparence physique, c’était pire.
Marianne était en train de se torturer mentalement avec ses questions réponses, tandis qu’Annabelle restait dans son mutisme. Un silence pesant s’était installé jusqu’à l’arrivée salvatrice de la nourriture.
Marianne revint avec deux boîtes encore chaudes, qu’elle posa et ouvrit sur la table.

Elle comprit assez rapidement qu’elle avait une personne plutôt docile en face d’elle.
Annabelle effectuait chacun de ses gestes avec une certaine précaution, elle observait Marianne du coin des yeux, craignant le contact direct, elle restait attentive à ses réactions. Elle essayait de lire à travers sa propriétaire si elle faisait les choses correctement.
La délicieuse odeur lui parvint et son ventre gargouilla au même moment, elle crut mourir de honte. Gênée, ses joues devinrent rouges.
Marianne l’invita à commencer avec un large sourire.

Lorsqu’Annabelle porta la part prédécoupée dans sa bouche, elle en pleura presque d’émotion.
Elle n’en avait jamais mangée d’aussi bonne, elle avait l’impression de découvrir le goût d’une véritable pizza. La pâte était fine, croustillante, chaude mais pas brûlante, les ingrédients dessus apportaient une véritable saveur.

— Tu n’es pas obligée de finir si tu n’aimes pas…
S’inquiéta Marianne, en remarquant le changement d’expression de son invitée.

Elle secoua sa petite tête blonde.

— C’est trop bon !
Réussit-elle à prononcer, après avoir avalé ce qu’il lui restait dans la bouche.

Son expression à ce moment là contrastait subitement et Marianne explosa de rire.
Elle ne s’attendait pas à une telle réaction.

— C’est qu’une pizza, tu sais ? Si ça te plaît autant, la prochaine fois on ira au restaurant. Elles sont meilleures sur place. Tu n’en avais jamais mangé avant… ?

— Si… mais surgelées.

— C’est pas de la pizza, ça.
Grimaça Marianne.

Un ange passa et Marianne se rendit compte de sa propre maladresse.
Peut-être qu’Annabelle n’avait jamais eu les moyens d’aller au restaurant ?
La plus jeune continuait de déguster son repas comme si de rien n’était, ne comprenant pas pourquoi Marianne semblait être dans tous ses états.
La seconde boîte fut de trop et Marianne partit chercher le bocal de compote au frais avec des cuillères.
Elle avait un naturel chaleureux, elle se comportait avec Annabelle comme avec n’importe quel proche. Elle lui tendit le pot et la cuillère.
Elle hésita un instant à s’installer à côté d’elle mais elle ne voulait pas qu’elle se sente menacée par sa proximité, elle se ravisa et resta sur son tapis.
Elle l’observait comme un animal qu’elle venait de recueillir et qu’elle apprenait à connaitre en lisant ses réactions. Elle la nourrissait et lui parlait, même si la conversation était pour le moment très unilatéral, elle avait au moins quelqu’un à qui parler en dehors de son travail.
Elle se sentait bien en sa compagnie, certainement parce que son appartement faisait moins vide.
Cette simple soirée autour d’une pizza lui rappela sa jeunesse. Elle se revit étudiante à passer ses nuits à boire, rire et refaire le monde avec ses amis. Elle avait presque oublié ces moments d’insouciance.

7 – Imagination

Annabelle tremblait malgré elle, sa peur de l’inconnu et son imagination débordante l’avait fait angoisser de ce que sa propriétaire allait faire d’elle. Elle appréhendait la colère ou la violence si jamais elle n’obéissait pas, si jamais elle refusait ce qu’on allait lui demander de faire. Elle se sentait idiote d’avoir aussi facilement abandonné son humanité pour à présent souhaiter faire machine arrière. Perdue dans son flot de pensées, elle ne remarqua pas que Marianne s’était éloignée et l’avait même laissée seule dans sa chambre.
Lorsqu’elle prit conscience de ce qui l’entourait, elle se sentit doublement bête.
Une petite voix lui disait de rester sur ses gardes, mais elle devait constater qu’elle s’était fait des films sur les intentions de sa propriétaire.
C’est avec précaution qu’elle s’avança vers le lit, jetant à quelques reprises un regard derrière elle, au cas où la porte se rouvrirait et qu’on la prenne par surprise.
Finalement, elle osa se glisser sous la couverture.

Elle n’avait jamais dormi dans un lit aussi confortable. Le matelas était ferme mais légèrement moelleux sur le dessus, les draps sentaient bons et étaient extrêmement agréables au toucher. Était-ce un avant-goût du paradis ?
Était-ce un piège… ?
Elle ne comprenait pas ce qu’il se passait.
Est-ce qu’elle pouvait faire confiance ?
Elle fixait le plafond en ruminant ses questions, avant de s’endormir profondément.

Elle se réveilla en sursaut. Elle avait dormi d’une traite avant de se rappeler qu’elle était chez une inconnue et qu’elle était peut-être en danger.
Pourquoi s’inquiétait-elle à ce point pour sa sécurité ? Elle aurait dû être prête à subir n’importe quel traitement. Tout était trop nouveau.
L’horloge de chevet indiquait 11h46.
Elle se leva et sortit de la chambre avec précaution. Elle visita les autres pièces de l’appartement. Elle était seule dans un appartement sans dessus dessous.
Que devait-elle faire ? Qu’allait-elle faire en attendant que sa propriétaire rentre ?
Elle avait si peur de faire une erreur et de se faire réprimander.
Une chose était sûre, ou presque, l’état actuel de l’appartement n’était pas un choix artistique. Elle prenait le risque de ranger et nettoyer un minimum cet espace.
Elle se mit à réunir les vêtements supposés sales, jeter les emballages qui trainaient à la poubelle, faire le tas de vaisselle entassé dans l’évier. Au bout de plusieurs heures de dur labeur, elle pu voir à quoi ressemblait le sol. Un joli parquet se dévoila sous ses yeux.
Elle en profita pour faire la poussière. Elle aurait souhaité pouvoir utiliser la machine à laver mais elle ignorait le programme que sa propriétaire utilisait, alors elle empila les vêtements qu’elle avait réunit sur un même tas, dans la buanderie. Un panier à linge sale était déjà plein et débordait par terre. Après avoir fait le tour des lieux, elle retourna dans la chambre pour faire le lit et elle se rendit compte qu’elle commençait à avoir froid. Elle était restée dans sa tenue de nuit et elle ne savait pas si elle avait le droit de se changer, ni quoi porter d’autre. Elle n’allait certainement pas fouiller dans le dressing, surtout qu’elle ne faisait pas la même taille que sa propriétaire.
Elle n’avait rien d’autre à faire, alors elle se glissa à nouveau dans ce cocon douillet et se rendormit.

*

Elle avait l’habitude d’aller travailler à pieds.
L’appartement était proche de l’établissement qu’elle tenait et elle en profita pour réfléchir en marchant. Son ami allait se payer sa tête lorsqu’elle lui annoncerait la nouvelle. Elle s’était achetée un humain de compagnie. Elle était tombée bien bas.
Elle se raccrochait à quelques détails positifs : elle était passée par une maison vraisemblablement sérieuse. Elle avait tous les papiers qui prouvaient qu’elle était en règles.
En parlant de ceux-ci, elle les avait oubliés dans la valise qui était restée dans le coffre de sa voiture. Avec l’enchaînement des événements, cela lui était complètement sorti de la tête.

Elle retrouva son ami sur l’heure du déjeuner, autour d’une table dans un restaurant chic.
La voyant arriver avec un teint plus pâle que d’habitude, il s’inquiéta et la questionna.
Elle ne tourna pas autour du pot longtemps.

— Tu te fous de moi ?
— Non non… je suis sérieuse…
— J’y crois pas… Qu’est-ce qui t’as pris ?
— J’étais vraiment pas bien hier soir, d’accord… ?
— Tu sais que tu peux m’appeler quand ça va pas.
— T’appeler en plein milieu de la nuit ? Il était 3h. Je t’apprécie beaucoup mais j’ai un minimum de respect pour tes heures de sommeil.
— Ok, effectivement… J’espère que l’établissement était clean, hein ? Rassure-moi.
— Oui, j’ai vérifié… ce matin, en arrivant à mon bureau.
— Marianne ! C’est avant qu’il faut vérifier, pas après !
— Oui, je sais ! J’ai déconné, mais tout est bon, c’est le principal, non ?
— Et… la fille, elle est comment… ?
— Euh… timide ? Pas très bavarde ? Effrayée ?
— Tu l’as laissée chez toi ?
— Bah oui. Je n’allais pas l’emmener avec moi, elle aurait paniqué si elle avait vu dans quoi je travaille, vu son état hier soir…
— T’as fermé la porte avant de partir ?
— Non, pourquoi… ?
— T’as pas peur qu’elle te vole des trucs… ?
— Euh… non. Elle pourrait revendre mes vêtements ou mes meubles, si elle arrive à les déplacer. Elle est plus petite que moi et elle n’avait pas l’air très sportive. Je ne pense pas craindre grand chose de ce côté là.
— Et si jamais elle s’enfuit ?
— Putain, t’es pas con. J’y avais pas du tout pensé… !
— Ça serait dommage…
— Si elle sort et qu’elle a des problèmes… si elle se met en danger…
— Et si c’est elle qui va causer des problèmes ? Elle est sous ta responsabilité, ça va te retomber dessus.
— Elle n’a pas l’air d’être mal intentionnée.
— Les gens cachent bien leur jeu, méfie-toi.
— Je suis dans la merde…
— Rentre chez toi au plus vite.
— Non, ça sert à rien. Si jamais elle voulait partir, c’est déjà trop tard. Elle a eu tout le temps de s’en aller. J’ai trop de boulot cet après-midi, je ne peux pas m’absenter…
— Tu veux que je passe vérifier ?
— Hors de question. Ca attendra ce soir, je vais me débrouiller.

La réponse était catégorique, son appartement était au delà du « non présentable ». Il n’avait jamais eu l’occasion de venir chez elle, et ça n’allait pas changer aujourd’hui.
Elle coupa court à la conversation pour avaler en vitesse son repas et retourner au plus vite à son bureau. Elle voulait finir ces tâches au plus tôt pour pouvoir rentrer chez elle et vérifier ce qu’il en était.

De retour à son travail, elle essaya de se concentrer au mieux pour être efficace.
Lorsqu’elle termina de traiter son dernier dossier, elle jeta un œil à sa montre.

16:12

Elle s’étira sur sa chaise, et vérifia une dernière fois qu’elle n’avait rien d’urgent à gérer. Elle prévint ses employés qu’elle partait plus tôt, mais qu’elle restait joignable si besoin.

Sur le trajet du retour, elle eu le temps de se triturer l’esprit.
Dans le cas où son humain de compagnie était encore là, elle n’avait aucune envie de l’enfermer, ni de la séquestrer.
Arrivée devant chez elle, elle se rappela la valise et elle passa par le parking pour la récupérer, ainsi que le porte-document qui allait avec.
Devant la porte de son appartement, elle appréhendait.
Est-ce qu’il y avait encore quelqu’un à l’intérieur ?
Elle prit une grande inspiration avant de tourner la poignée et d’entrer.

En ouvrant, elle fit face à un paysage totalement différent.
Elle recula et vérifia qu’elle ne s’était pas trompée de porte ou d’étage, puis elle revint à l’intérieur. Elle reconnut ses meubles mais le salon était méconnaissable.
Où étaient passés ses affaires ?
Elle ne remarqua pas la vaisselle faite, la seule chose qui la frappa de plein fouet, c’était à quel point son appartement paraissait vide.
Elle soupira, dépitée, elle posa sa valise et l’ouvrit pour récupérer les papiers officiels.
Elle était déjà en train de dérouler la liste des démarches qu’elle allait devoir effectuer : se rendre au poste de police, faire une déclaration d’humain perdu, devoir expliquer la situation… Elle était épuisée d’avance.
Elle reconnaissait avoir fait une énorme bêtise, et elle allait en payer les conséquences. Elle se sentait comme la dernière des imbéciles à avoir pu être aussi naïve, son ami avait eu raison sur toute la ligne.
Perdue dans cette spirale de pensée négative, elle fouillait dans la valise : elle y trouva des vêtements. Un pantalon, une ceinture, une chemise, un pull et une veste. Une tenue assez basique, propre mais abîmée. Plus elle s’y attardait, et plus elle remarqua leur usure. Etaient-ce les anciens vêtements d’Annabelle ?
Marianne réalisa subitement que la jeune femme venait d’un milieu social complètement différent du sien. Cette révélation fut un choc mental.
Après tout, se faire cambrioler n’était pas si important, ce n’étaient que des biens matériels. Elle relativisait.
Elle ouvrit le porte-document qui contenait tout ce qui concernait son humain de compagnie : le dossier médical complet, les différents compte-rendu de ses analyses de santé, les papiers officiels de propriété. Tout était là. Elle n’eut pas le courage de s’y plonger tout de suite, elle les étala sur sa table basse et se décida à faire un état des lieux rapides.
Elle se dirigea vers sa chambre en premier lieu, avec beaucoup d’appréhension, elle ouvrit la porte.

Boucle d’or était encore dans son lit.

6 – Capharnaüm

Elles entrèrent dans l’appartement.
La porte se referma derrière elles, et Marianne appuya sur l’interrupteur.
Annabelle ne savait pas comment réagir à ce qu’elle voyait. Elle était à la fois subjuguée par la taille de l’endroit, la décoration et le mobilier tout droit sorti d’un magazine… Et également stupéfaite de l’ensemble chaotique.
Ce n’était plus du désordre à ce niveau là, c’était un véritable capharnaüm.
Il y avait des affaires partout sur le sol, sur les meubles, la vaisselle accumulée dans l’évier, la poubelle pleine à craquer, des emballages vides éparpillés.
Comment une femme aussi bien habillée pouvait-elle vivre ici ? Ca devait être une blague.
Elle resta plantée à l’entrée, à observer ce paysage irréel, pendant que sa propriétaire essayait d’arranger les lieux du mieux qu’elle pouvait, en attrapant ce qui trainait sur son passage et en dégageant du pied les affaires qui pouvaient gêner.

Marianne était dans un état de malaise assez palpable.
Elle ne recevait littéralement personne chez elle, elle savait que l’état de son habitat était déplorable. Elle n’avait pas le temps ni l’énergie de s’en occuper et elle avait fini par s’habituer à cet environnement parce qu’elle y passait finalement assez peu de temps.
Elle rentrait chez elle principalement pour dormir. Elle dînait souvent à l’extérieur et concernant son linge, elle pouvait mettre ses tenues importantes au pressing.
Elle devait avouer qu’elle abusait sur l’entretien de son appartement, elle avait déjà songé à embaucher une aide ménagère mais elle avait fini par abandonner cette idée.
Maintenant qu’elle expérimentait l’accueil d’une invitée, elle se rendait compte de la gravité de sa situation. Elle avait terriblement honte.

— Est-ce que tu as faim… ? Est-ce que tu as besoin de quelque chose ?
Demanda Marianne pour casser le silence et attirer l’attention ailleurs.

Cette prise de parole eut l’effet escompté. Annabelle sortit de sa torpeur et elle se concentra sur les questions de son interlocutrice. Après mûre réflexion, elle eut de la pitié pour Marianne et lui épargna le besoin de cuisiner quelque chose à cette heure-ci.
Ces interrogations la ramenèrent au présent : elle n’avait aucune idée de ce qu’elle devait faire ou répondre. Son statut d’humaine de compagnie stipulait qu’elle n’avait plus de libre arbitre et pourtant Marianne lui demandait son avis. Elle était complètement perdue.

— Ma salle de bain est par ici. Tu peux l’utiliser si tu veux. Je vais te sortir quelques vêtements de rechange.

Marianne comprit qu’elle n’aurait pas de réponse pour le moment, et elle préféra guider Annabelle ailleurs. L’état de sa salle de bain avait le mérite d’être moins catastrophique.
Elle devait s’occuper des choses dans l’ordre, à commencer par la tenue de la jeune femme qui lui donnait l’impression d’avoir ramené une mendiante. Cela lui donnerait un peu de répits pour ranger son salon. C’était une décision stratégique pour gagner quelques minutes. Elle ramassa un tas de vêtements sales au sol avant de la laisser seule.

— Prends ton temps, fais comme chez toi…
Dit-elle sans croiser son regard.

Elle referma la porte pour lui laisser un peu d’intimité, et elle retourna dans le salon pour continuer d’arranger ce qu’elle pouvait.
Elle finit par s’asseoir sur son canapé qu’elle avait réussi à désencombrer, et elle plongea son visage dans ses mains.

— Putain, qu’est-ce que j’ai fait.
Soupira-t-elle.

Elle ne réalisait pas encore et pourtant, elle était rentrée accompagnée et avec son compte en banque beaucoup plus léger. Elle respira un coup, elle n’arrivait pas à réfléchir correctement. C’était encore trop récent pour qu’elle arrive à trouver un angle d’attaque pour gérer sa situation. Il y avait une fille dans sa salle de bain et elle devait s’occuper d’elle.
C’était son humain de compagnie mais elle n’arrivait pas encore à définir comment elle devait s’adresser à elle. Elle se releva et se rendit dans sa chambre, la tête dans son dressing pour y chercher une tenue qui lui irait, et d’assez confortable pour dormir.

Annabelle se regarda dans le miroir. Elle ne ressemblait à rien en particulier.
Ses yeux bleus au centre d’un visage pâle entouré de ses cheveux blonds décoiffés.
Est-ce que Marianne lui avait ordonné de se laver ? C’était ce qu’elle avait cru comprendre, alors elle s’exécuta sans broncher.

Elles avaient une morphologie différente et Marianne avait l’habitude de dormir sans pyjama. Elle n’avait pas de short à lui prêter, ni de bas. Elle fouilla dans ses sous-vêtements pour choisir une culotte neutre et elle réussi à trouver un t-shirt qui pourrait servir de haut pour la nuit.
Elle entrouvrit maladroitement la porte de la salle de bain pour glisser les vêtements pour son invitée et la referma aussitôt.
Elle retourna sur son canapé pour attendre et réfléchir à toute la situation.

Lorsque Annabelle sortit de la salle de bain, elle marcha timidement jusqu’au salon, sa tenue et le manteau de Marianne dans les bras. Les cheveux encore légèrement mouillés, elle s’avança lentement pour remercier son hôte, sa propriétaire, ne sachant pas quoi faire ni quoi dire de plus.

Marianne l’entendit approcher, elle se tourna vers elle et elle dû constater que la jeune femme ne la laissait pas indifférente. Elle était complètement perturbée, ses joues étaient plus chaudes. Marianne avait beau être plus grande et avoir des épaules plus larges, elle ne pouvait pas ignorer que son t-shirt était trop petit pour Annabelle.
Dans son ancienne tenue qui était beaucoup trop large, elle n’aurait jamais deviné qu’elle avait des formes généreuses.
Elle essaya de ne pas la fixer trop intensément pour ne pas l’intimider plus qu’elle ne l’était déjà, mais elle la trouvait terriblement mignonne. Sa chevelure dorée aux boucles légères, ses longs cils blonds et ses yeux d’un bleu si clair. Elle ressemblait à une poupée, voire à un ange qui se serait égaré au milieu de son salon.

— J-je vais te montrer la chambre.
Bafouilla Marianne, en se relevant précipitamment.

Elle débarrassa les affaires d’Annabelle en les déposant sur le canapé, et l’invita à la suivre.
Annabelle n’osait pas s’installer dans le lit, elle tremblait et ne savait pas ce que Marianne comptait lui faire. Elle s’était préparée à tout mais la réalité était toute autre, elle avait peur, elle n’avait jamais fait ça, ni avec un homme, ni avec une femme.
Marianne ne comprenait pas pourquoi Annabelle restait plantée devant son lit sans bouger.

— Tu as froid ?
Demanda t-elle, percevant quelques tremblements.

La blonde secoua la tête, n’osant pas ouvrir la bouche.
Marianne réalisa alors qu’elle avait peut-être peur. Cette possibilité l’ébranla et elle comprit comment cette situation pouvait être mal interprétée. Elle aurait souhaité la serrer dans ses bras pour la réconforter, lui exprimer qu’elle ne comptait pas lui faire de mal, mais son geste aurait pu empirer le ressentit de la jeune femme. Elles étaient deux étrangères, les présentations avaient été trop courtes et maladroites, il était tard et Marianne n’avait pas les idées au clair. Il valait mieux qu’elle prenne ses distances pour le moment et laisser son humain de compagnie respirer. Elles avaient toutes les deux besoin de temps.
Elle s’éloigna progressivement d’Annabelle pour lui laisser plus d’espace.

— Je ne te veux aucun mal… tu peux dormir en toute sécurité.
S’exprima Marianne, désolée d’avoir pu effrayer Annabelle.

Elle s’en alla en fermant la porte derrière elle.
Il était difficile de trouver les bons mots pour rassurer, et elle préféra ne rien ajouter de plus.
Elle retourna dans son salon pour s’allonger sur son canapé, la lumière éteinte, elle essayait de remettre de l’ordre dans sa tête. Sur le papier, Annabelle était son humain de compagnie, elle n’avait aucune idée de ce que cela voulait dire. Elle n’avait aucune vocation à la forcer à faire des choses. La réaction d’Annabelle apeurée était gravée dans son esprit et lui faisait terriblement mal. Elle n’avait aucune attente particulière, elle ne savait même pas pourquoi elle avait pris cette décision irrationnelle. Tout ce qu’elle pouvait espérer, c’est que cela se passe bien entre elles, qu’elles apprennent à faire connaissance et peut-être en faire une amie. Était-ce stupide de croire qu’elle pouvait sympathiser avec une « esclave » ?
Au fond d’elle, elle connaissait la réponse et elle se trouvait risible.
Il était évident que leur relation ne pouvait être aussi simple, il y avait une notion d’appartenance et de propriété.
Elle finit par s’endormir en réfléchissant à ce sujet.

Un peu plus d’une heure plus tard, son réveil sonnait.
Elle paniqua et l’éteignit aussitôt pour qu’il ne dérange pas le sommeil d’Annabelle.
Elle jeta un coup d’œil dans la chambre. Une petite tête blonde dormait à poings fermés.
Ce n’était malheureusement pas un rêve, elle avait bien fait cette bêtise, mais cette vision la rassura. Annabelle avait réussi à trouver le sommeil.

Marianne se débarbouilla rapidement, brossa ses dents puis ses cheveux, attrapa son manteau et quitta son appartement en fermant délicatement la porte derrière elle.

5 – Frais

Cela faisait presque une semaine qu’elle était là.
Elle avait fait ses visites médicales obligatoires pour compléter son dossier.
C’était une batterie de tests impressionnante : du médecin généraliste, passant par le dentiste, l’ophtalmologue, la prise de sang, le psychologue et même le gynécologue pour savoir si elle était fertile. Elle avait été mesurée de la tête jusqu’au bout des orteils.
Elle s’était rapidement habituée au rythme de son nouvel emploi du temps : rien faire à part méditer et attendre.
Les bruits des pas dans les couloirs, les voix étouffées qu’elle percevait aux alentours.
Cela avait fini par la travailler.
Est-ce qu’elle attendrait longtemps ?
Est-ce qu’elle viendrait à espérer qu’on l’adopte rapidement ?
Est-ce que quelqu’un serait intéressé par quelqu’un comme elle ?
Elle était dans une cage confortable, exposée dans une vitrine.
Elle accueillait l’idée de finir ses jours ici avec une certaine sérénité, c’était même une alternative assez rassurante. L’identité de son futur acquéreur l’angoissait un peu, même si elle essayait de ne pas trop y penser.
Elle s’était persuadée qu’elle ne risquait rien pour le moment.

*

Elle poussa la porte et entra d’un pas assuré.
Les cheveux longs foncés attachés, un grand manteau, un pull au col roulé et un pantalon de costume. Elle dégageait une certaine attitude, elle observait attentivement son environnement, son regard s’attardait parfois sur un détail.
Elle était très propre sur elle et l’hôtesse remarqua immédiatement qu’elle avait une cliente potentielle.

— Bonsoir madame, puis-je vous renseigner ?
Sa voix était mielleuse, elle choisit soigneusement chaque mot pour la mettre en confiance.

Elle était quelque peu perturbée d’avoir cédé à la tentation, mais elle ne montra pas son hésitation. Sa voix était posée, elle salua l’employée et lui posa toutes ses questions.
Elle ne souhaitait pas être en position de faiblesse, c’était risquer de se faire submerger par les techniques de vente de son interlocutrice. Elle devait avoir l’esprit assez clair pour garder le contrôle de la situation.

On lui présenta une tablette électronique sur laquelle figurait un catalogue des humains disponibles à l’adoption. Il était possible de les ranger par différents critères : âge, sexe, couleur de peau. Elle fit défiler les profils et elle en choisit un au hasard.
Plusieurs informations figurait sur la fiche : le poids, la taille, le groupe sanguin, une rapide description de la personnalité et des détails sur la santé mentale et physique.
Elle fut surprise de ne pas tomber sur des profils non-majeurs, et elle en fit part à la vendeuse.

— Nous sommes un établissement sérieux, madame. Tous nos humains de compagnie sont majeurs et ont décidés en pleine âme et conscience d’abandonner leur humanité.
Se vexa t-elle.

Elle était trop curieuse pour rebrousser chemin maintenant.
Elle poussa son expérience un peu plus loin. Elle demanda à les voir en vrai.
La vendeuse fut ravie de l’emmener vers les vitrines qui se trouvaient derrière une porte. Un long couloir dans l’obscurité donnait sur plusieurs vitres où on pouvait apercevoir une cellule individuelle. On la rassura que les verres étaient teintées et qu’elles ne pouvaient pas être vues. Certains humains étaient en camisole de force, d’autres semblaient dans un état second. Elle avait l’impression de visiter un asile. Parmi les cas les plus inquiétants, il y avait quelques personnes normales, ou presque. L’ambiance était particulière, elle ne savait pas quoi en penser. Si cet endroit était respectable, à quoi ressemblait un établissement illégal ?
Ses pas s’arrêtèrent devant une cellule. Une petite tête blonde était allongée en boule sur la couverture du lit. Elle semblait dormir paisiblement. Elle ne put détacher son regard. Il y avait une certaine aura d’innocence et de pureté de voir cette jeune femme assoupie, dans sa bulle, alors que les autres cellules dégageaient d’autres émotions comme la folie, ou le désespoir.

— Vous avez l’œil, c’est notre dernière arrivée. Elle fait partie de nos meilleurs choix, on voit rarement des profils aussi intéressant que le sien. Elle risque de ne pas rester longtemps en vitrine, je peux vous l’assurer.
Expliqua l’employée, voyant l’intérêt de sa cliente.

Elle chercha sa fiche dans le catalogue. C’était une jeune femme tout à fait normale, blonde aux yeux bleus, aux formes généreuses. Son dossier médical n’avait rien d’alarmant comparé aux autres. Son expression était neutre sur sa photo de profil mais elle avait quelque chose de particulier, elle n’arrivait pas à mettre le doigt dessus. Elle était perturbée, elle lui avait tapé dans l’œil. Elle regarda le tarif. Elle hallucina. Était-ce le prix d’une vie humaine ?
Une idée lui traversa l’esprit : est-ce qu’elle serait prête à débourser autant pour l’adopter ?
Les mots de la vendeuse lui restèrent en tête. Des gens étaient prêts à l’acheter et ils auraient certainement beaucoup moins de scrupules et d’hésitations.
Et si c’étaient des personnes mal attentionnées qui abuseraient de cette jeune femme ?
Au prix de l’acquisition, elles seraient dans leur droit.
Elle imagina le pire. Cette vision lui glaça le sang et l’insupporta.
Est-ce qu’elle pouvait sauver cette personne ?
Elle n’avait qu’à oublier sa visite glauque et rentrer chez elle. La petite blonde connaissait certainement les risques lorsqu’elle est venue s’abandonner ici. Elle n’attendait certainement pas l’aide non-sollicitée d’une inconnue.
Elle essayait de se raisonner mais elle sentait le poids de la culpabilité sur ses épaules.
C’était une émotion irrationnelle, elle avait eu un coup de cœur et elle prit une décision irréfléchie. Elle avait le sentiment que si elle s’en allait sans rien faire, elle le regretterait toute sa vie.

*

Elle sursauta.
Elle s’était assoupie et quelqu’un venait de frapper à sa porte.
Elle ne se souvenait plus s’il était l’heure du repas ou d’aller à la douche.
La notion du temps était devenue floue.
Elle fut guidée dans le bureau de la directrice et elle prit peur, craignant qu’elle s’était mal comportée pour être ainsi convoquée.
Sa première surprise fut de voir une personne qu’elle ne connaissait pas.
Une femme aux longs cheveux noirs et aux yeux sombres qui se posèrent sur elle.
La blonde se tourna vers la gérante avec le regard empli de questions et d’incompréhension.

— Félicitations, tu as été adoptée. Voici ta nouvelle propriétaire.

Les papiers administratifs avaient été signés et on leur remit une valise.
Elles étaient maintenant libres de s’en aller.
La plus jeune était perdue, elle ne savait pas comment réagir.
Elle n’avait clairement pas été préparée psychologiquement.
Devait-elle avoir peur ou être rassurée ?
C’était une femme brune plutôt propre sur elle, mais rien ne l’assurait qu’elle était bien attentionnée.
L’humain de compagnie était dans sa tenue qui ressemblait à un pyjama trop grand.
Sa propriétaire la regarda de haut en bas, puis elle retira son manteau pour le lui poser sur ses épaules.

— Je suis garée un peu plus loin, n’attrape pas froid.
Dit-elle tout simplement, tout aussi déroutée par la situation.

La chaleur encore présente dans le manteau était agréable et la réchauffa durant le trajet.
Elles marchèrent quelques minutes dans un silence gênant.
La valise rangée dans le coffre, la conductrice l’invita à s’installer du côté passager.
La petite tête blonde était ébahie par ce qu’elle voyait, le modèle de la voiture et son état de propreté. Elle n’y connaissait rien mais elle était persuadée que ce n’était pas un n’importe quelle voiture. Elle avait l’impression de monter dans un modèle d’exposition. Et si c’était une acquisition toute récente ? Elle aurait pu le croire sans problème.
Le système de chauffage se mit en route, et une petite musique de fond envahit l’espace.

— Tu t’appelles Annabelle, c’est ça ? C’était écrit sur ton dossier… On m’a dit que je pouvais t’appeler autrement… est-ce que ça te dérange si je ne le change pas ?
Commença t-elle, maladroitement.

— N-non, pas du tout…
Répondit-elle, prise au dépourvu.

Elle n’avait pas du tout songé à changer de prénom, et sa question la déstabilisa.

— Ok, moi c’est Marianne. Tu peux m’appeler Marianne.
Elle lâcha un soupir de soulagement et tenta de lui adresser un sourire timide.

La conductrice resta concentrée sur la route jusqu’à destination, laissant la musique comme seul bruit de fond durant tout le trajet.
Annabelle regardait les lumières de la nuit par la fenêtre, perdue dans ses pensées.
Elle avait de nombreuses questions en tête, elle ne savait toujours pas comment se comporter, est-ce qu’elle devait obéir à Marianne ? Est-ce qu’elle allait lui ordonner de faire des choses bizarres ? Est-ce qu’elle allait être embauchée dans une entreprise pour travailler sans salaire jusqu’à la fin de ses jours ? Cette femme avait l’apparence d’une cheffe d’entreprise. Pour le moment, elles s’étaient présentées de manière presque normale.
Qu’est-ce qu’elle attendait d’elle ?
Elles arrivèrent dans un parking souterrain, elles empruntèrent un ascenseur qui les amena dans un couloir avec plusieurs portes. Cela ressemblait à un hôtel de luxe aux yeux d’Annabelle. Elle commença à paniquer. Qu’allait-il se passer ? Est-ce qu’elle serait forcée à faire des choses qu’elle n’imaginait pas avec Marianne ? Elle ralentit et ses pas devinrent hésitants, n’osant pas suivre sa propriétaire. Elle essayait de calmer ses battements de cœur et son angoisse naissante.
Marianne sortit son trousseau de clés et ouvrit la porte.

— S’il-te-plaît… Ne fais pas attention au désordre…
Expliqua t-elle, plus qu’embarrassée.

4 – Affection

Les cheveux longs attachés, la couleur ébène maintenant parsemée de quelques traits blancs discrets. Elle referma la porte derrière elle, posa ses clés et ses affaires sur le meuble près de l’entrée. Le manteau accroché, ses chaussures retirées rapidement, débarrassée de tout ce qui pouvait la gêner, elle s’allongea dans le canapé au milieu de la salle.
Encore une journée éreintante, elle lâcha un long soupir, elle avait du mal à dormir ces derniers temps, et ce, malgré la fatigue accumulée.
Les insomnies étaient nombreuses et elle se doutait que cette nuit encore, elle allait peiner à trouver un sommeil reposant.
D’habitude, elle en profitait pour s’avancer dans les tâches quotidiennes : la gestion administrative, s’enquérir des besoins et améliorer le confort de ses employés. Dernièrement, elle en avait tellement fait qu’elle s’était avancée sur tout et elle n’avait plus rien à faire concernant son travail. Cela l’agaçait.
Pourquoi avait-elle autant de mal à s’endormir ?
En y réfléchissant bien, elle avait au moins une raison.
Elle évitait d’y penser mais son cerveau n’était pas du même avis.

Après sa journée bien remplie, elle se retrouvait toujours seule à ruminer ses pensées, posée dans cet appartement trop grand pour elle. Elle se l’était offert pour marquer le coup, c’était bien vu, et cela rassurait ses parents. Elle devait reconnaître qu’elle ne pouvait pas passer son temps à dormir dans son bureau. Elle était fière de ce qu’elle avait accompli malgré son parcours un peu chaotique. Personne n’aurait parié sur son avenir, pourtant elle était là, propriétaire de son logement et gérante de son entreprise. Elle avait oublié qu’une seule chose : elle-même.
Sa situation était assez stable pour qu’elle puisse se permettre des dépenses pour son propre confort à présent.
Elle s’était tellement consacrée à son but professionnel qu’elle ne s’était jamais arrêtée pour penser à son bien-être personnel.
Maintenant qu’elle pouvait faire une pause et prendre du recul sur ce qu’elle avait accompli, elle avait cette sensation d’avoir raté le coche, que c’était trop tard pour s’intéresser aux relations amoureuses.
Passé quarante ans, le marché des rendez-vous galants n’était plus le même qu’à vingt ans, c’était évident. Ses origines la rajeunissait d’une petite décennie, mais sa carte d’identité ne mentait pas, et sa mentalité ainsi que ses exigences étaient différentes aujourd’hui. C’était moche à dire, mais c’était une dure réalité qu’elle acceptait avec amertume.
Ses journées étaient remplies d’interactions sociales, elle était entourée de personnes, elle rencontrait des gens de tous les horizons, mais ce n’était pas pareil. Elle avait une certaine image publique et elle portait un masque lors de ces occasions. Ce dont elle avait besoin, c’était quelqu’un de spécial à ses yeux, avec qui elle pourrait partager sa vie et qui elle était vraiment. Pouvoir ouvrir son cœur sans la moindre crainte. De se sentir aimée, et d’aimer. Elle ne savait pas par où commencer ni comment s’y prendre pour faire la rencontre parfaite.
Elle ne l’avait jamais regretté jusqu’à maintenant.
C’était certainement son âge avançant qui la faisait tergiverser sur ce point. Elle était devenue sentimentale. Au fond d’elle, elle l’avait toujours été mais elle s’était donné des airs pour ne pas se faire moquer. Il y avait eu d’autres priorités comme son rêve à réaliser. Aujourd’hui, elle avait plus de facilité à accepter son côté fleur bleue, mais à quoi bon ?
Elle s’endormit en ruminant ces pensées.
Ces horaires de sommeil étaient loin d’être saines mais elle ne pouvait se permettre de faire la fine bouche lorsque Morphée daignait lui offrir un peu de repos.

Elle se rappela la conversation qu’elle eut avec son meilleur ami.
Il était passé la voir, comme à son habitude, pour prendre de ses nouvelles et faire la conversation. Elle faisait mine d’être ennuyée par sa visite, mais au fond d’elle, elle était reconnaissante qu’il prenne le temps de le faire. Elle était toujours trop débordée et il le savait. Ils avaient toujours eu cette alchimie, cette compréhension mutuelle qui ne nécessite pas de mots pour savoir ce que l’autre pense ou ressent. Ils étaient fait d’un bois similaire.
Il lui avait parlé de ces magasins d’adoption d’humain de compagnie.
Elle ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle avec sa propre entreprise. Cependant, il y avait une grande différence, c’était l’appropriation d’un être humain sur une durée indéterminée. Il y avait quelque chose de glauque.
Cela restait un sujet populaire auprès des personnes aisées. Il fréquentait ces milieux tout autant qu’elle, mais cela ne voulait pas dire qu’il approuvait leurs mœurs. Il avait abordé la question parce qu’il souhaitait sonder ce qu’elle en pensait vraiment.
Plus les années passaient, et plus ils se sentaient affectés par leur solitude affective. Ils se regardaient sans prononcer un mot, leur silence en disait long sur ce qu’ils pensaient mutuellement.
Ils étaient tous les deux célibataires, et ils savaient que c’était également une question de fierté. Peut-être qu’ils comptaient mutuellement l’un sur l’autre, pour s’empêcher de céder à la facilité. L’argent pouvait régler bien des problèmes. Etaient-ils désespérés au point de tomber aussi bas et acheter de l’affection humaine ?

— Imagine, je trouve la perle rare.
Commença t-il, avec beaucoup trop d’optimisme pour être pris au sérieux.

— Tu parles d’une esclave ? Ils ne sont même plus considérés comme des humains. Tu penses vraiment pouvoir t’occuper de quelqu’un qui dépend entièrement de toi… ?
Répondit-elle, s’attribuant le rôle inverse, celui d’apporter des contre-arguments.

— Tu vois tout de suite le mauvais côté des choses.
Dit-il, en se prenant au jeu.

— Ne te laisse pas berner par les publicités qui te vendent un mirage.
Soupira t-elle.

— Ne détruis pas mes rêves…
— Tu cherches une femme ou adopter une gamine ?
— Elles sont pas toutes mineures et je n’ai aucune attirance pour les jeunettes. Parfois je me demande quelle image tu as de moi…

— Tu fais ce que tu veux avec, après tout…
Elle leva ses mains pour signifier que ce n’étaient pas ses oignons.

— Je vais vomir.
Il fit mine d’avoir un haut le cœur.

— Tu évites de rendre sur ma moquette, je n’ai pas envie que tes sucs gastriques embaument mon bureau pendant des semaines.
Le prévint-elle.

— Plus sérieusement, ça laisse rêveur, tu ne trouves pas ? Par contre, j’ai entendu dire qu’il fallait faire super gaffe à l’endroit, il y en a de plus respectable que d’autre…
Reprit-il en délaissant son rôle.

— Sans blague. Rien qu’à la devanture et aux prix affichés, tu peux deviner s’il y a anguille sous roche. Et non, tu ne vas pas réussir à me convaincre. Je ne vais pas m’acheter une esclave.
— On dit « humain de compagnie », pas esclave.
— Si tu préfères…

Elle ouvrit les paupières et son regard fixa son plafond d’un blanc immaculé.
Il faisait nuit noire, seule la lumière des lampadaires extérieurs venait éclairer légèrement la pièce, à travers les voilages de sa baie vitrée.
Morphée l’avait déjà délaissée.
Elle regarda sa montre, la petite aiguille pointait vers le chiffre trois.
Le train du sommeil était reparti en la laissant sur le quai.
Elle savait que sa nuit était terminée, c’était la même rengaine depuis plusieurs semaines. Encore habillée, elle songea un instant à retourner au bureau.
Non, ce n’était pas raisonnable, et elle risquait de se faire disputer par ses employés encore en service.
Elle se releva, assise sur son canapé et le visage dans ses mains.
Elle décida d’aller faire un tour en voiture, peut-être qu’elle penserait à autre chose en observant le paysage nocturne aux alentours.
Il y avait quelque chose de reposant à observer l’inactivité et le calme passé minuit. Les gens normaux dormaient, contrairement à elle.

Elle n’avait aucune idée de la destination, alors elle emprunta une voie rapide. Elle prit une sortie au hasard et se balada dans une ville qu’elle ne connaissait pas. Des petites ruelles désertes, plus aucun commerce n’était ouvert à cette heure-ci. Ce n’était pas aussi animé que dans une grande ville où les bars et les boîtes de nuit restaient fréquentés jusqu’au petit matin.
C’était une autre ville où elle n’était personne. Un environnement différent, le silence ambiant. Elle s’imagina une autre vie qu’elle aurait pu mener, dans une petite ville sans prétention.
Elle se perdit dans cet exercice de réflexion avant d’apercevoir une enseigne brillant dans la nuit noire. Il n’y en avait pas tant que ça et principalement dans les plus grandes villes où il y avait une plus grande concentration de population, et il fallait qu’il y en ait une ici.
Elle se figea, son fil de pensée s’arrêta et elle resta immobile devant la vitrine.
Il y avait quelque chose d’effrayant, ça ne pouvait pas être qu’une coïncidence. Les souvenirs de sa discussion avec son ami, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle trouverait dans cette ville. Elle hallucinait.
Elle avait beau lui dire qu’elle était contre cette pratique, ce principe de vente de chair humaine encore vivante. En son fort intérieur elle hésitait, elle avait une once d’espoir que ce soit moins l’enfer qu’elle s’imaginait.
Elle n’allait tout de même pas…
Elle était encore à l’extérieur, plantée devant le bâtiment imposant, elle se sentait toute petite. La lumière de l’enseigne était aveuglante en contraste avec la ruelle plongée dans l’obscurité.
De quoi avait-elle peur ? Après tout, si c’était un établissement glauque, elle s’en rendrait compte assez rapidement. Pourquoi ne pas se faire son propre avis, elle en avait l’occasion en cet instant précis.
Maintenant qu’elle était là, il ne lui restait plus qu’à pousser la porte d’entrée et de voir de ses propres yeux ce que c’était réellement.
Elle inspira un grand bol d’air frais, elle prit son courage à deux mains et s’avança.
Cela ne l’engageait en rien, elle allait juste observer et poser des questions.

Rien de plus.