2 – Protocole

Elle avait franchi le pas, elle était à l’intérieur.
La décoration était moderne, les luminaires avaient un look futuriste et diffusaient un halo agréable dans l’entrée. Elle remarqua la personne au guichet qui l’observait de manière un peu insistante. Il y avait de quoi, la visiteuse avait l’air totalement déboussolée dans cet endroit. Sans évoquer son apparence qui détonait complètement avec l’environnement.
Les cheveux blonds détachés entouraient un visage rond et tombaient en cascade sur ses épaules. Les yeux bleus de la jeune femme étaient cachés derrière sa franche trop longue. Elle portait une veste en jeans trop grande, à moitié ouverte, sur un T-shirt clair et un pantalon trop large qui était retenu par une ceinture à sa taille.
Elle triturait les derniers boutons de sa veste, en cherchant les bons mots pour aborder l’hôtesse d’accueil qui était en train de la dévisager.

— Bonjour… ? Est-ce que je peux vous aider… ?
L’hôtesse brisa le silence en premier.

Derrière son guichet, elle était sur ses gardes.
Elle avait déjà eu des visiteurs indésirables et si c’était le cas, elle devrait user de toute sa diplomatie pour s’en débarrasser, et le plus rapidement possible.
Elle avait encore le bénéfice du doute, il était possible que la personne devant elle soit tout simplement perdue, ou cherche à utiliser leurs toilettes.

— B-Bonjour… euh… oui… Je souhaiterais avoir quelques informations.

Elle avait été prise au dépourvu.
Evidemment, il fallait dire bonjour. Sa phrase n’avait pas eu le temps d’être formée entièrement dans sa tête qu’elle dut s’exprimer maladroitement.

— Oui, à quel sujet ? L’adoption ? L’abandon d’humanité ?

Il y avait quelque chose dans le regard de l’hôtesse.
Du dédain ? C’était évident qu’elle ne ressemblait pas à un acheteur potentiel.
Elle faillit ajouter « les toilettes ? » à ses questions, mais elle jugea préférable de ne pas le faire.

— L’abandon…
Répondit-elle, à demi-mot et les yeux baissés.

L’hôtesse changea d’attitude soudainement et prit une voix enjouée pour lui répondre.
Sa coiffure était parfaite, aucune mèche ne dépassait de son chignon, sa tenue n’avait aucun faux pli et son maquillage discret accentuait joliment les traits de son visage. Elle se réjouit d’avance d’avoir une potentielle admission. Cela se faisait rare et de ce qu’elle observait, la personne en face d’elle avait presque l’air normal comparé à certains dossiers qu’elle avait traités. C’était une aubaine et elle allait faire son possible pour ne pas la laisser filer.

— Est-ce que ça vous intéresse ?
— Je… euh non, je souhaitais juste me renseigner… Est-ce qu’il y a des démarches… ?
— Tout ce dont nous avons besoin c’est d’une pièce d’identité. Nous nous occupons du reste.
— Ah bon… ? Je croyais que…
— La législation a changé récemment, l’admission est grandement facilitée.

L’hôtesse affichait un large sourire et elle sortit une feuille qu’elle posa devant elle, dans le bon sens de lecture pour son interlocutrice.

— Voici le document en question.

Elle était perturbée, elle n’avait pas dit qu’elle comptait s’abandonner mais l’hôtesse avait fait comme si c’était le cas, et elle semblait même anticiper ses questions.
La blondinette resta muette et prit le temps de lire la feuille.

Je soussigné.e …
né·e le …
à…
renonce de manière définitive à mes droits ainsi qu’à mes devoirs en tant que personne morale et civile. J’octroie la capacité d’effectuer tous les actes en mon nom, le droit de gestion de mes biens personnels et de mon patrimoine à l’établissement Happiness Humans.
L’établissement s’engage à être garant, de fournir protection et de subvenir aux besoins de premières nécessités de la personne, et ce jusqu’au prochain contrat de propriété.

— Si vous le souhaitez, je peux également vous mettre à disposition les annexes.

Elle refusa poliment. Elle n’avait pas eu le temps de tout lire, mais elle s’était déjà trop attardée en ces lieux.
L’hôtesse continuait de lui sourire, un sourire beaucoup trop marqué pour être bienveillant.
Elle se sentait en danger et il fallait qu’elle quitte cet endroit avant de faire une bêtise.

— Est-ce que vous souhaitez vous abandonner ?
Demanda t-elle d’une voix mielleuse et accueillante.

Elle avait attendu le bon moment, elle observait attentivement l’expression de sa proie, elle pouvait lire en elle comme dans un livre ouvert. Elle perçut les failles de son âme et elle posa sa question au moment opportun.

Ses jambes refusèrent de bouger, et ses yeux étaient encore rivés sur le contrat d’abandon. Qu’est-ce qui la retenait, finalement ?
Elle savait au fond d’elle que si elle rentrait chez elle aujourd’hui, elle finirait par revenir à nouveau. Est-ce que ce n’était pas une perte de temps de retarder l’inévitable ? Ce n’était qu’un raccourci. Elle était en train de baisser les bras. Ses idées n’étaient pas au clair, elle était sur le point de prendre une décision sous le coup de l’émotion.
Ses mains étaient moites. Elle se mordit les lèvres.
La question l’avait complètement déstabilisée, elle devait répondre et elle était consciente qu’elle faisait patienter la dame qui la fixait d’une manière déroutante.

— O-oui… ?
Répondit-elle sans s’en rendre compte.

Elle était émotionnellement instable et en position de faiblesse. Son interlocutrice avait exploité cet élément. Elle était tétanisée par ses propres mots, elle n’arrivait pas à croire qu’elle venait de prononcer à haute voix cette réponse. Elle était dans un état second.

L’hôtesse bondit de joie, elle s’approcha d’elle et lui attrapa le bras pour l’inciter à la suivre.
Elle n’avait pas été violente, au contraire. Elle avait été d’une extrême douceur, la traitant avec un certain soin. Elle n’arrivait pas à réaliser ce qui lui arrivait, elle n’avait plus aucune énergie pour lutter, elle se faisait emporter par le courant des évènements. Elle n’avait pas dit non, elle ne se sentait pas forcée, elle se laissait faire. Elle avait l’impression d’assister à la scène en tant que spectatrice.
On l’emmena dans le bureau de la directrice, qui ne cacha pas sa surprise.

Elle avait été assise en face d’une femme d’âge mûr, les cheveux grisonnants et un visage sincèrement doux. Elle dégageait une aura agréable. Elle portait des lunettes qu’elle abaissait de temps en temps sur son nez pour mieux voir.
Elle lui avait demandé sa carte d’identité et elle étudiait son profil attentivement.

La plus jeune était intimidée, le bureau qui les séparait était fourni et la pièce comportait beaucoup d’éléments qui attiraient son attention. C’était également une manière de fuir le contact visuel. Elle avait honte d’être là, d’être jugée parce qu’elle était faible, parce qu’elle avait choisi l’option de facilité.

La directrice avait été d’une extrême gentillesse. Elle l’avait questionné sur son parcours, elle l’avait écouté attentivement et elles avaient relu ensemble tout le document. Elle s’inquiétait sincèrement pour elle, mais en même temps elle ne pouvait pas refuser une telle admission. C’était un profil plus qu’intéressant qu’elle avait rarement l’occasion de voir. Ce n’était qu’une personne lambda mais cela en disait long sur les autres personnalités qui défilaient dans son bureau.

— Es-tu sûre de ton choix ?
Avait-elle demandé par principe. Elle percevait son hésitation et ses craintes, et même si c’était son gagne-pain, elle ne pouvait s’empêcher de ressentir une certaine compassion pour la jeune fille en face d’elle.

Elle avait encore la possibilité de changer d’avis, elle aurait pu se lever et s’en aller.
Elle n’était engagée à rien, on lui laissait le choix.
Était-ce une stratégie rondement menée pour lui faire croire qu’elle était en pleine possession de ses sens et de son libre arbitre ?
La directrice avait réussi à la mettre en confiance, à la rassurer et même la convaincre qu’elle n’avait pas plus à craindre que ce à quoi elle s’était déjà mentalement préparée.
Elle connaissait les termes, les conditions et tout ce à quoi elle renonçait.
Son libre arbitre, sa propriété intellectuelle. Qu’elle ne pourrait pas revenir en arrière.
Elle savait tout ça.
Pourtant, elle décida de rester sur sa chaise.

Elle avait eu le courage de pénétrer dans cet endroit, puis elle avait admis qu’elle souhaitait abandonner son humanité. Elle avait été si sincère envers elle-même qu’elle en était encore chamboulée. Rebrousser chemin alors qu’elle était à la dernière étape ? C’était une opportunité qui ne se présenterait peut-être pas de si tôt. Elle se connaissait trop bien, elle savait qu’elle n’oserait plus jamais revenir si elle s’en allait aujourd’hui. Elle était trop lâche.

Elle attrapa le stylo et le leva au dessus des cases à remplir. Le geste tremblant, elle compléta soigneusement la feuille sous ses yeux.
Elle était consciente qu’elle faisait certainement une énorme bêtise. Elle avait l’impression qu’à l’instant où apposerait sa signature, une chose terrible allait s’abattre sur elle. Elle avait la sensation qu’une trappe s’ouvrirait sous ses pieds pour la traîner directement aux enfers.

La directrice vérifia puis signa à son tour les documents. Elle les rangea soigneusement dans une pochette qu’elle posa en haut d’une pile de dossiers.
Elle lui sourit de manière affectueuse et l’accompagna pour la suite.

Tout ce qui la concernait était maintenant la propriété de l’établissement.
Ses biens personnels, ses affaires, sa personne toute entière.
Elle dut se changer et porter un uniforme composé d’un T-shirt et un pantalon, tous les deux délavés et trop grands pour elle.
Elle fut ensuite guidée à sa chambre : une pièce composée de murs, sols et plafond capitonnés. Sur les quatre murs, un seul était une paroi lisse en verre teintée.
Il y avait le stricte nécessaire : un lit simple, un lavabo et des toilettes.
On lui expliqua que les repas lui seraient apportés et qu’on viendrait la chercher pour l’emmener à la douche lorsqu’ils jugeraient cela nécessaire.
La porte se referma derrière elle.

Elle s’avança jusqu’au lit et s’assit sur le matelas. Son épaisseur et sa taille lui rappelaient celui de chez elle. Cela ne la dépaysait pas trop.
Cette pensée lui arracha un rictus.
Les murs étaient mous. Elle s’y adossa et réfléchit.
Son appartement, son travail, son compte en banque. Tout ça n’était plus de son ressort. L’établissement s’occupait de tout, absolument tout. C’était si simple.
Elle n’avait plus qu’à attendre patiemment et profiter de l’instant présent.
Elle ne se rendait pas encore compte des conséquences.
Elle ferma les yeux.
Ses parents avaient peut-être raison, elle était bonne à rien, mais qu’est-ce que c’était agréable de ne devoir penser à rien, de ne plus avoir aucune responsabilité.
Son esprit était libéré de ce fardeau.
Un sourire timide se dessina sur son visage d’ange.
Elle se laissa tomber sur l’oreiller et s’endormit ainsi, dans une émotion de béatitude.

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