Humain de compagnie

Elle en avait marre de sa vie.
Elle avait pris son indépendance relativement tôt, elle ne supportait plus de dépendre de sa famille et elle n’avait jamais eu de réelles attaches ni d’affection.
Alors dès qu’elle eut l’âge de travailler, elle fit ses bagages et s’en alla vivre sa propre vie.
Elle n’avait pas de haine ni de rancœur envers ses parents mais elle avait besoin de s’en éloigner.
Alors elle choisit un petit travail qui ne payait pas de mine, de quoi payer son logement et se nourrir. Le strict minimum.
Elle arrivait à s’en sortir en faisant attention à ses dépenses, travailler pour manger, très peu de loisirs.
En tout cas, pas de loisirs chers. Elle se débrouillait avec les offres gratuites de sa ville. Les médiathèques, les balades dans les parcs ou juste dans les ruelles. Des expositions. Finalement, son travail ne lui laissait pas beaucoup de temps ni d’énergie pour se divertir.
Les jours passaient et ils se ressemblaient, elle n’avait aucune étincelle.
À quoi bon, finalement. Elle se sentait vide et inutile.
25 ans. Déjà 25 ans et elle était au bas de l’échelle. Elle était solitaire et elle n’avait pas créé de liens d’amitiés parce qu’elle aimait sa solitude, son calme intérieur.
De cette manière elle pouvait ruminer son mal être sans être gênée, ni embêter d’autres personnes.

En rentrant chez elle, elle avait reçu un tract dans sa boîte aux lettres.
Un petit bout de papier sur lequel on faisait la promotion de l’entreprise qui vendait des humains en tant qu’humain de compagnie.
Elle en avait déjà entendu parler et elle avait vu les publicités beaucoup trop alléchantes pour être vraies.
Elle était loin d’être stupide ou crédule.
Sur le recto, le papier vendait du rêve en proposant aux gens aisés d’adopter un humain de compagnie qui pourrait s’occuper des tâches ménagères, qui casserait la solitude et qui leur donnerait de l’affection après une dure journée de travail.
Elle sourit. Elle savait que les humains de compagnie étaient rarement bien traités.
Les plus riches avaient des lubies parfois étranges et que ces humains de compagnie étaient à peine considérés comme de simples animaux.
Puis, souvent, la durée de vie de ces humains était réduite parce qu’ils avaient des
problèmes psychologiques et leurs acheteurs les négligeaient en terme de santé.
En retournant le papier, la publicité s’adressait aux gens désespérés. Il vendait aux gens qui n’avaient rien, une vie de rêve. Qu’ils seraient chouchoutés par des acheteurs, qu’ils donneraient un sens à leur vie en dédiant leur vie à quelqu’un d’autre.
Qu’ils se rendraient utiles.
Le message caché criait :

« Ne vous suicidez pas, votre vie peut valoir quelque chose,
nous nous chargeons de tout. »

Si ce n’était pas un appel au désespoir de la population.
Elle posa le papier sur la table et s’affala sur son lit.
Elle s’était déjà renseignée. Elle était de nature curieuse et elle savait qu’une partie d’elle voulait s’abandonner à cette issue mais elle avait fait ses recherches sur les conditions et dans quoi elle s’engageait si elle voulait vraiment prendre cette voie.
Elle avait une idée globale de comment cela se passait.
Elle savait qu’elle ne devait pas se faire des films sur la vie rêvée que le prospectus vendait. Cela n’arrivait que dans les films et d’après les témoignages et retours sur internet, elle savait que la réalité était beaucoup plus dure, plus crue.
Dans le pire des cas, elle serait achetée par un pervers qui la traiterait en esclave et qui la maintiendrait en vie juste assez pour qu’il n’y ait pas de problème au niveau de la loi.
Dans le meilleur des cas, elleserait dans une famille dans laquelle elle serait une domestique.
C’était le scenario le plus probable.
Tout ce qu’elle avait à fournir c’étaient ses papiers et des infos bancaires et personnelles. Cela paraissait si simple et la fois, c’était un chemin sans retour.
Elle avait lu le contrat et elle savait qu’elle n’était à rien d’abandonner son humanité pour devenir un simple animal aux yeux de la société.
Pourquoi pas, après tout ? Sa vie était ennuyante.
Ses parents lui avaient tant répété qu’elle ne servait à rien et qu’elle était bonne à rien, qu’elle avait gardé cette cicatrice profonde en elle.
Si seulement elle pouvait donner un sens à sa vie, si seulement ce trou béant en elle pouvait être comblé en donnant sa vie pour quelqu’un. Au service de quelqu’un.
N’importe qui, même un détraqué, peut-être qu’elle se sentirait moins vide. Elle avait mal à l’intérieur.
Elle essayait de se raisonner et de se raccrocher à quelque chose.
Elle regarda autour d’elle.
Elle habitait une chambre de bonne, miteuse, mal isolée, avec le strict minimum.

Elle n’avait rien construit et ne pouvait rien projeter avec son salaire de misère. Et pourtant elle arrivait à joindre les deux bouts. Miraculeusement.
Elle avait prouvé à ses parents qu’elle arriverait à quelque chose, à être indépendante et voler de ses propres ailes, même si elle ne volait pas très haut.
C’était un faible oiseau, libre, qui se battait pour survivre en picorant le peu de grain que la vie pouvait lui laisser.
Elle se frappa les joues avec ses paumes, le bruit du claquement coupa le silence pesant de la pièce.

— Tu ne vas pas te laisser abattre ! On ne va pas céder à cette option !
Se dit elle à elle-même pour se donner du courage.

Le lendemain soir.
Elle était devant le bâtiment.
Il y en avait un dans son quartier et elle n’avait qu’à faire un léger détour entre son travail et son domicile pour y arriver.
Elle observait la devanture sans oser entrer.
Ses pas et sa curiosité l’avaient amenée jusque-là.
Des photos de gens souriants, des textes racoleurs avec des phrases qui accrochent.

« Le bonheur n’a pas de prix »

Elle riait intérieurement, elle savait à quel point c’était coûteux de s’offrir un humain de compagnie.
Pas étonnant que la façade soit si jolie et tape-à-l’œil.
Des lumières de partout.
Combien de temps cela faisait qu’elle était devant ? Quelques minutes ? Ses jambes ne voulaient pas bouger. Oh, et puis zut. Maintenant qu’elle était là, autant voir ce que l’intérieur était, elle allait juste se renseigner en vrai et poser quelques questions. Rien de plus.

– Marianne
Elle était une femme avec de l’ambition.
Maintenant passé la quarantaine, elle gagnait quelques années grâce à ses origines généalogiques : une métisse asiatique caucasienne. Seul son teint de peau ainsi que ses yeux légèrement en amande pouvaient laisser deviner cela, car physiquement elle était plutôt grande, les épaules larges et carrées,
elle faisait régulièrement du sport pour conserver une certaine forme physique, et elle aimait ça. Elle était musclée, et sa poitrine presque inexistante pouvait la faire passer pour un homme.
Ses traits de visages quant à eux restaient féminins, elle avait les yeux sombres et les cheveux noirs lisses qu’elle avait laissé pousser à leur guise.
Ils n’étaient pas négligés, rien chez elle n’était négligé.
Elle prenait soin de ses longs cheveux qui étaient toujours biens coiffés sans aucune mèche qui ne dépasse, elle faisait également extrêmement attention à ses tenues vestimentaires, toujours très chics, de bonne qualité, sans non plus être extravagantes, elle savait les choisir sobres tout en sachant qu’ils étaient de qualité et qu’ils renvoyaient une image d’elle qui avait réussi. Elle ne se maquillait pas, ou très rarement lors des occasions, mais elle prenait soin de sa peau avec différentes crèmes.
Son apparence était importante, pas seulement parce que cela renvoyait une image positive d’elle-même, mais également pour elle.
Elle avait fait ses preuves.

Après avoir abandonné les bancs de l’école de commerce, elle avait réussi à monter sa propre entreprise.
Elle avait choisi de construire un environnement sain pour les travailleurs du sexe, et elle savait que c’était un domaine qui pouvait rapporter gros.
Elle avait déjà vu des établissements qui ne faisaient que profiter de la misère sexuelle et qui proposaient un environnement totalement délabré, parce que l’important était juste de proposer un endroit pour faire leur affaire.
Non, elle voulait proposer mieux, elle voulait montrer qu’il était possible de créer un endroit meilleur pour les clients ainsi que les employés, qu’ils ne soient pas traités comme de la viande, qu’ils aient des droits et qu’ils soient respectés. Elle savait que si c’était elle qui s’en chargeait, elle ferait en sorte que cela se passe autrement.
Ses parents n’avaient pas approuvé.
Déjà qu’ils avaient été extrêmement déçus qu’elle abandonne ses études alors qu’ils avaient payé tous les frais de scolarité. Elle avait eu droit au savon de sa vie, elle, privilégiée, ayant accès à une école de commerce.
Ce n’était pas donné à tout le monde de pouvoir en payer les frais. Et elle avait jeté cela.
Alors, lorsqu’elle avait expliqué à ses parents son projet, ils lui avaient ri au nez, en pensant qu’elle se moquait d’eux ou qu’elle faisait exprès de les provoquer.
Ils avaient tout fait pour lui offrir des études et qu’elle puisse avoir une vie aisée.
Comment pouvait-elle être aussi ingrate.
Ils avaient essayé de la convaincre de changer d’avis, de s’excuser et de reprendre ses études dans la même école, quitte à refaire une année, qu’elle sorte avec ce diplôme et qu’elle revienne sur le droit chemin.
Ils ne s’étaient pas compris.
Elle avait l’impression de perdre son temps à étudier des matières abstraites. On enseignait des notions qu’elle avait déjà, elle avait essayé d’expliquer à ses parents mais ils ne la croyaient pas. Ce qui importait pour eux, c’était le diplôme.
Seul lui attestait de ses connaissances et compétences.

Une année à peine lui avait suffit pour se rendre compte de la blague de son cursus. Elle ne voulait pas perdre plus de temps ni faire jeter autant d’argent par la fenêtre a ses parents.
Puis à quoi bon, ils ne croyaient pas en elle, encore moins à son projet. Pourquoi essayait-elle de les rallier à sa cause, elle riait amèrement. De toute façon, ils ne l’aideraient pas financièrement à se lancer. Alors elle s’en alla.
Ils étaient tous les trois trop sur les nerfs, sur leurs propres positions, pour entendre raison.

Elle se débrouilla.
Heureusement elle avait quelques amis sur qui compter, qui ne comprenaient pas non plus sa décision mais qui étaient là pour elle.
Elle fut hébergée chez quelques-uns, ceux qui avaient la chance d’avoir leur propre appartement, le temps qu’elle puisse retomber sur ses pattes, trouver un petit job, et de contacts en contacts, parce
qu’elle avait la chance d’avoir un bon sens du relationnel, elle réussit à trouver un travail plutôt bien payé. Elle avait les connaissances et des facilités dans beaucoup de domaines surtout concernant la
gestion d’une entreprise, et elle réussit à gagner assez pour pouvoir s’émanciper de ses amis, et se loger dans une chambre de bonne. Elle savait qu’il n’était pas bon d’abuser de la générosité de ses bienfaiteurs, et elle voulait continuer d’entretenir de bonnes relations avec ses amis.
Avec sa volonté et beaucoup d’économies, elle réussit à avoir assez de budget pour commencer à faire quelque chose pour son projet.
Ce n’était toujours pas assez mais elle avait pu se confier à un de ses amis le plus proche. Un certain Duncan avec qui elle s’était liée d’amitié et à qui elle accordait toute sa confiance.
Il avait eu le temps de finir leur cursus scolaire, contrairement à elle, et il avait commencé à occuper un poste très bien payé.
Il avait confiance en elle et lorsqu’il la vit dépitée de ne pas pouvoir réaliser son projet, il lui proposa de lui prêter ce qu’il lui manquait.
Elle n’en croyait pas ses yeux.
Elle avait refusé parce qu’elle avait trop peur de mettre en jeu leur amitié.
Elle n’avait jamais accepté d’argent de la part de ses amis parce qu’elle ne voulait pas de ce genre de relation. Et Duncan était la dernière personne avec qui elle voulait se fâcher pour une histoire pécuniaire.
Il avait insisté en lui disant qu’avec son salaire actuel, ce n’était pas grand-chose et que ce n’était qu’un prêt.
Que si jamais elle ne lui remboursait pas, il savait où elle habitait, ou bien elle devrait travailler pour lui pour lui rembourser la somme qu’elle lui doit.
Elle ne savait pas si c’était pire que de perdre son amitié. Elle hésitait encore.
Elle avait besoin de cet argent mais elle pouvait encore travailler un certain moment avant de réunir la somme exacte et monter son entreprise.
Le seul problème était qu’elle avait repéré l’endroit parfait pour mettre en route ce rêve.
Le bâtiment était en vente et il n’était qu’une question de temps avant que quelqu’un d’autre ne décide de l’acquérir.
Et si elle devait attendre elle savait que cette occasion en or risquait de lui filer sous le nez. Duncan lui força la main en lui disant que si elle n’acceptait pas son prêt, il achèterait le bâtiment lui-même.
Et elle était bien trop fière pour travailler aux ordres de quelqu’un d’autre.
Il la connaissait trop bien.
Concours de circonstances et planètes alignées.
Elle réussit à signer le contrat de vente avec la somme totale.
Par chance, personne n’avait encore fait de proposition pour acheter cet endroit.

Les lieux étaient en ruines, elle avait acheté cela pour une bouchée de pain, et même cette bouchée de pain elle n’était même pas capable de l’acheter elle-même, seule.
Mais maintenant, il était à elle et elle devait en faire quelque chose.
Ce n’était que le commencement.
Les yeux plein d’émotions, elle n’avait pas le temps de s’émouvoir.
Tout était à refaire et tout son budget était parti dans cette ruine.
Duncan était venu visiter et était arrivé à la même conclusion.
Elle ne pouvait rien faire de ce lieu en l’état.
Au moins, elle pouvait rendre sa chambre de bonne et dormir dans cette demeure.

Elle continua à travailler pour accumuler des économies pour les investir dans les travaux.
Elle continuait à avoir ses amis qui lui donnèrent des contacts de confiance pour l’aider dans son chantier, à prix d’ami.
Et contre toute attente, quelques-uns vinrent sur place l’aider.
Des décorateurs d’intérieurs, des électriciens, des maçons, des plombiers, elle eut droit à des gens qualifiés.
En moins d’un an, le lieu était devenu méconnaissable et si elle l’avait voulu, elle aurait pu le revendre pour au moins 3 fois son prix d’achat.
Elle avait réussi à dénicher des meubles pas chers et parfois gratuits sur des sites.
Chaque économie était bonne à prendre.
Elle avait accumulé différents emplois pour pouvoir renflouer les caisses et pour avoir de quoi débuter son activité.
Le plus dur allait être de trouver des personnes voulant bien travailler dans son établissement.
Elle ne pouvait pas pour l’instant faire de contrat de travail mais elle pouvait déjà proposer un endroit plus que confortable.
Le meilleur moyen était d’aller sur le terrain et discuter avec les personnes concernées.
Au premiers abords, les filles qu’elle croisa, ne la prirent pas au sérieux. Elles étaient moins méfiantes que si c’était un homme qui leur vendait monts et merveilles, mais cela restait une proposition trop alléchante.
Elles qui avaient l’habitude de faire ça dans la rue, n’avaient pas grand-chose à y perdre, elles n’avaient rien ou presque rien. Même en vivant sans toit, elles étaient solidaires et elles avaient peur qu’on se moque d’elle.
Marianne avait réussi à les convaincre de venir chez elle pour voir.
Celle qui semblait être l’aînée du groupe, avait finalement accepté de la suivre avec toutes les autres.
Marianne avait été honnête et leur avait avoué qu’elle n’aurait pas de quoi les payer pour l’instant, mais qu’en échange de les loger et de leur offrir de quoi se laver, elle demanderait qu’un petit pourcentage de leur recette.

L’aînée du groupe l’avait regardée les yeux écarquillés.
En pénétrant dans l’entrée, elle avait en face d’elle une demeure luxueuse, propre, chaleureuse. Jamais elle n’aurait pensé pouvoir entrer dans un tel endroit, alors y rester pour dormir.
Et elle pensait que Marianne voulait les voler en les endettant à vie, mais au contraire.
Marianne leur proposait un deal plus que raisonnable.
Elle en discuta avec ses sœurs de travail.
Une partie de leur recette en échange de pouvoir vivre dans ce manoir ?
Est-ce qu’elle était une princesse charmante leur offrant une vie de rêve ?
C’était beaucoup trop beau pour être vrai et en même temps, Marianne avait l’air beaucoup trop honnête.
Elle n’avait que 25-30 ans, elle paraissait être une petite jeunette sans expérience dans la vie.
Et pourtant.
Les travailleuses du sexe acceptèrent son offre mais elles mirent comme condition que si Marianne avait menti sur sa proposition, elles s’en iraient.

Marianne était aux anges.
Elle avait ses premières habitantes et partenaires de travail.
C’était déjà un très bon début.
Elle aurait pu craindre qu’elles saccagent les lieux, qu’elles profitent d’elle en ne lui rapportant aucun bénéfice, mais cela ne lui traversa même pas l’esprit.
Parce qu’elle avait vu dans leurs yeux le désespoir, elles avaient touché le fond et elles ne pensaient pas entrevoir de lueur d’espoir que lui offrait Marianne.
Elle leur avait expliqué son projet, qu’à long terme elle voulait leur proposer un vrai salaire, une véritable protection. Que ce métier ne soit pas dénigré.
Et qu’elles puissent, si elles le souhaitent, changer de voie et de métier.

— Elle est folle, ça ne marchera jamais.
— C’est du délire, elle marche en plein délire.
— C’est pas un peu trop beau comme rêve ?
— C’est qui cette gamine ?
— Moi j’y crois, j’ai envie de croire en son rêve.
— Moi aussi.
— Et si ça marche pas ?
— Moi je préfère faire ça ici que dehors. Et je veux bien céder la moitié même la totalité de ce qu’on me paye pour pouvoir dormir dans un vrai lit et pouvoir me laver.
— 50% ça me parait raisonnable si on peut dormir ici. On se débrouillera pour manger avec le reste.
— Et si c’est du pipeau ?
— On pourra toujours retourner dehors.
— T’as aucun moyen de nous forcer à devenir tes esclaves, n’est-ce pas ?

Voici comment tout commença.
Les premières filles adorèrent les lieux.
Elles décidèrent de s’en occuper pour qu’il reste aussi beau qu’à leur arrivée, et Marianne les en remercia parce qu’elle n’avait pour l’instant pas le budget pour payer un employé pour faire le ménage.
Elles avaient réussi à faire passer le message qu’elles étaient maintenant dans cet établissement et les clients venaient directement là.
Ils étaient bien accueillis et chouchoutés, ils payaient d’abord et étaient ensuite amenés à une chambre à l’étage.
Le bureau de Marianne était au rez-de-chaussée, il y avait l’entrée dans laquelle des canapés et de quoi se désaltérer avaient été installés, les filles pouvaient se poser là et papoter en attendant, lorsqu’elles n’avaient pas de clients et lorsque quelqu’un arrivait, il y en avait toujours pour se jeter sur les potentiels clients et ils choisissaient celle qui leur plaisait le plus.
Il y avait également des salles de bain à l’étage.
Une cuisine au rez-de-chaussée et des toilettes.
Les combles avaient été aménagées en chambres dortoir à coucher.
Il y avait une certaine harmonie avec les filles.
Tous les bénéfices étaient partagés de manière équitables entre elles, après le pourcentage dû à Marianne.
Lorsqu’il y avait besoin de quelque chose, que ce soit des vêtements, un appareil électroménager pour faire des lessives, Marianne s’occupait de faire livrer le nécessaire, elle était débordée par son autre travail qu’elle avait conservé pour pouvoir payer les factures, et lorsqu’elle avait le temps, elle s’occupait de gérer son établissement. Elle montait les meubles qu’il fallait pour les filles.
Elle avait fait très bonne impression et les filles savaient qu’elle leur revaudrait cela.
Elle avait gagné leur confiance.
Duncan avait pu passer voir comment son affaire commençait à tourner et il était impressionné.
Les filles lui avaient sauté dessus pour qu’il en choisisse une avant de voir Marianne rire aux éclats.
Il était gêné.
Un soir, Marianne était rentrée exténuée, après ses horaires de travail normal, elle s’attelait à la tâche pour pouvoir offrir aux filles le rêve dont elle avait parlé, son rêve qu’elle avait partagé.
Elle devait compter le budget dont elle disposait pour pouvoir les rémunérer correctement, dépendant du pourcentage des recettes. Son but était de pouvoir les rémunérer équitablement sur la durée, tout en pensant à déclarer tout ce qu’elle gagnait et les dépenses liées à cette activité.
Elle n’oubliait pas la somme d’argent qu’elle devait à Duncan et pour l’instant elle n’y était pas. C’était sa priorité numéro un.
Elle dormait peu la nuit, et elle s’endormait sur un divan dans la pièce de son bureau.

Elle était rentrée plus fatiguée que d’habitude.
L’accumulation de mois et de mois de travail sans repos, les filles l’avaient regardée, inquiètes.
La maison marchait de mieux en mieux, les clients affluaient et lorsqu’il y en avait trop, elles devaient attendre que les chambres se libèrent, et pour ça, elles les divertissaient dans le hall. Certains qui n’étaient pas patients, ne se gênaient pas de demander à faire leur affaire dans les escaliers ou les couloirs supérieurs, ou même la salle de bain commune.
Les filles avaient réussi à en faire de la publicité par le bouche à oreille et les clients également.
Le dortoir pouvait encore accueillir d’autres personnes et la maison devint progressivement un refuge pour d’autres travailleurs du sexe, de tous genres et sexes.
Marianne sortit de son bureau, plus pâle que d’habitude et les filles s’inquiétèrent.

Elle partit en direction de la cuisine pour se chercher à boire et le bruit d’une chute.
Elles se ruèrent vers elle, elle venait de faire un malaise.
Elles la transportèrent dans son bureau pour l’allonger sur le divan et elles appelèrent un médecin.
Quelqu’un demanda si elles avaient le numéro de Duncan, et par chance, une des filles avait récupéré son numéro grâce à sa carte de visite.
Il arriva au plus vite.
Le médecin l’osculta et leur expliqua la situation, qu’elle avait surtout besoin de repos, qu’il fallait qu’elle fasse attention à son hygiène de vie et à sa santé.
Elle se surmenait.
Duncan expliqua qu’elle avait encore son ancien travail.
Les filles ne se rendaient pas compte de tout le travail qu’elle faisait en plus.

— Lorsqu’elle m’en parle, elle a les yeux qui brillent, elle dit qu’elle veut que ce rêve aboutisse le plus tôt possible.
—Je pensais qu’elle s’amusait le reste du temps pendant qu’on ramenait de l’argent.
— Non, moi je sais que le soir elle dort ici.
— Alors qu’on a de vrais lits en haut ?
— Elle a pas un endroit où dormir ? Avec tous les meubles ici, je pensais qu’elle était riche.

Duncan dut leur raconter comment elle avait réussi à faire des ruines un manoir de luxe avec son petit budget.
Et qu’il lui avait prêté de quoi financer l’achat du bâtiment.

— Mais attends, c’est pour ça qu’elle garde ce deuxième travail.
— Pas possible, je lui ai dit d’oublier ce petit prêt de rien du tout.
— La connaissant, elle n’a pas oublié.
— Cette idiote…
— Elle te doit combien ?
— Si c’est vraiment ce qui l’empêche de dormir, on peut l’aider à te rembourser.
— Elle a vraiment changé notre vie.
— On peut au moins faire ça pour elle.

*

Lorsqu’elle était tombée, elle s’était cognée et elle avait saigné.
La personne qui l’avait trouvée était paniquée.
Les filles se rendaient compte que si jamais elle n’était plus là, elles ne savaient pas ce qu’elles allaient devenir.
L’aînée aurait pu reprendre le flambeau mais elle ne s’y connaissait pas pour gérer tout ce que Marianne faisait.
La plupart découvrirent qu’elle faisait un autre travail en parallèle.

— Pourquoi ? Un seul travail ne te suffit pas.. ?
— Notre revenu ne te suffit pas ?
— Ne te détruit pas la santé, tu penses à nous ? On fera quoi si t’es plus là ?

Les filles s’inquiétaient à leur manière.

— Ce n’est pas ça… j’ai une dette envers quelqu’un que je souhaiterai acquitter le plus tôt possible…

*

Duncan était passé un soir et l’aînée l’avait pris a part pour lui poser des questions.

— Est-ce que par hasard tu saurais à qui Marianne a emprunté de l’argent ?
— Pardon… ? Ça vient d’où cette question ?
— Elle a fait un malaise récemment, on s’est toutes inquiétées, il semblerait qu’elle se surmene et on ne sait pas pour quelle raison. On ne manque de rien ici. Ça pourrait être mieux, mais c’est déjà le luxe de pouvoir continuer à faire notre affaire ici.
— Quoi ? Comment ça elle a fait un malaise ?
— Elle ne t’en a pas parlé ? Elle a perdu connaissance et elle s’est cognée à la tête.
— Cette idiote ! Elle m’a dit qu’elle avait trop bu et qu’elle était tombée… !
— Elle nous a parlé d’une somme qu’elle devait rembourser à quelqu’un, et que c’était urgent… on ne veut pas qu’elle dégrade sa santé ainsi, et si on peut l’aider à quoi que ce soit…
— Je n’ai pas souvenir qu’elle ait emprunté de l’argent à quelqu’un d’autre… elle a horreur d’avoir des dettes…
— Quelqu’un d’autre ? Ca veut dire… ?
— J’espère que cette imbécile ne pense pas à cet argent là…
— Quelle somme… ? À qui… ?

Duncan avait son visage dans ses mains, il culpabilisait.

— Je lui avais dit de ne pas se presser et qu’elle me rembourserait lorsqu’elle pourra, je ne pensais pas qu’elle avait encore ça en tête. J’avais presque oublié et j’espérais qu’elle oublie.
— De quoi tu parles ?
— C’est à moi qu’elle doit de l’argent.
— Comment ça ?

Duncan lui expliqua la situation et toute l’histoire.

— Combien elle te doit. Je veux participer. Ça fait des mois que nous sommes ici et je pense que je ne serai pas la seule à vouloir aider à rembourser ce prêt. Je veux rendre cet endroit pérenne et si j’y apporte ma part financière, je m’y sentirai encore plus chez
moi. Elle ne nous a jamais fait payer de loyer, c’est le moins qu’on puisse faire.
— Si elle l’apprend, elle va me tuer.
— C’est pas mon problème, je ne veux pas qu’elle endosse cette responsabilité seule. Crache le morceau et je vais voir avec les filles combien on peut réunir toutes ensemble.

Duncan avait réussi à toucher quelques mots à l’employeur de Marianne pour lui dire qu’elle avait eu quelques soucis de santé mais qu’elle ne préférait pas en parler, pour qu’elle ait légèrement moins de travail. Ils se connaissaient et il consentit parce qu’elle avait toujours bien travaillé, fait des heures supplémentaires quand il fallait. Elle en demandait toujours plus parce qu’elle avait besoin de ce salaire.

— Tu prends soin d’elle… C’est adorable, tu es sûr qu’il n’y a rien entre vous deux ?
Avait demandé l’employeur, en espérant être dans la confidence.

— C’est juste une amie de longue date, en qui j’ai confiance. Rien de plus.
Sourit Duncan.

Il se rappela lors de leur première rencontre, ils étaient tous les deux des têtes fortes et des têtes brulées, ils s’étaient tout de suite entendus, il y avait une sorte d’étincelle de complicité et de fraternité entre eux.
Elle était forte, indépendante, prétentieuse et elle avait une attitude très joueuse avec les filles de leur promotion. Ils avaient leur groupe d’amis et elle n’avait pas eu besoin de faite son coming out, il était
assez clair qu’elle n’avait aucun intérêt pour les garçons, et elle se comportait comme eux, elle avait leurs codes.

*

Les filles qui travaillaient pour Marianne, s’étaient concertées et la plupart était d’accord pour participer pour rembourser ce prêt, chacune ne pouvait pas mettre la même somme, mais le tout accumulé faisait un petit pactole.
Duncan avait craché le morceau sur la somme exacte qu’elle lui devait.
Même avec l’argent de toutes les filles réunies, elles étaient encore loin du compte.
L’ainée avait rediscuté avec Duncan pour lui donner cette enveloppe, qu’il avait refusé.

— Je ne peux pas accepter. Marianne risque de m’en vouloir et cette histoire de dette est ridicule. Elle se met la pression toute seule alors que je n’ai même pas besoin de cet argent. Toute cette situation est ridicule.

Il s’était dirigé vers son bureau pour lui en parler directement. Cela le tracassait et l’empêchait de dormir convenablement.

— Il faut qu’on parle.
— Oui… ? Qu’y a-t-il… ?
— Tes filles m’ont dit pour ton malaise. Pourquoi tu me l’as caché… ?
— … Ce n’était pas important, tu te serais inquièté pour rien. Regarde, je vais déjà mieux.
— Et j’aurais eu raison de m’inquiéter ! Lève un peu le pied.
— Tu ne sais rien.
— Si je sais. Oublie cette dette que tu me dois.

Le ton commençait doucement à monter entre eux.
Ils étaient tous les deux têtus et bornés.

— Ca ne marche pas comme ça.
— Si, ou au moins, arrête de te presser autant pour me rembourser, tu sais que je ne suis pas en manque d’argent, je ne suis pas pressé et tu peux tout aussi bien me faire ce foutu virement dans 5 ans.
— Pour moi c’est important !
— Que ce soit fait maintenant ? Foutaises !

Elle était perturbée, elle qui voulait que tout soit fait dans les temps, que ce soit parfait, elle voulait que ça aille plus vite mais ce n’était pas en son pouvoir.
Elle s’assit, les mains sur son visage, elle était perdue. Duncan lui exposait en plein visage à quel point elle était un échec. Elle n’y arrivait pas.
Elle n’était pas assez forte pour y arriver. Ses parents avaient peut-être raison, elle n’avait pas les épaules pour ça. Toutes ces pensées se bousculèrent dans sa tête, elle était dévastée.
Duncan vit qu’elle s’était écroulée psychologiquement.
Il se calma et s’approcha pour lui demander si ça allait.

— Non, non ça va pas…
La voix tremblotante, elle était aux bords des larmes.

— Hey… je suis désolé, d accord… ?
— Non mais… tu as raison, tu n’as pas à être désolé… C’est juste que…
— Les filles s’inquiètent pour ta santé, et moi aussi. Je ne te demande pas de me rembourser le plus rapidement possible, je ne te le demande même pas, mais si tu y tiens tant que ça, on peut décider d’un accord pour que tu me verses une somme fixe chaque mois, ok ? Tu as tout le temps qu’il faut et je ne vais pas te prendre d’intérêts, alors rassure toi.
— Je… je voulais que ça aille plus vite, je voulais faire les choses bien…
— Hey, regarde ce que tu as déjà fait, C’est déjà impressionnant pour une petite femme comme toi.
— Je ne suis pas petite !
— Ok ok, mais tu as déjà fait avancer beaucoup de choses, c’est pas grave si le reste te prend un peu plus de temps.
— Ça m’énerve de le dire… mais tu as raison.

Duncan la prit dans ses bras et la consola comme il le pouvait.
Elle était épuisée, elle portait ce poids sur les épaules seules, et c’était la dernière chose qu’il voulait, de compter parmi les fardeaux qu’elle portait.
C’était rare de la voir dans cet état, sauf quand ils avaient fait des soirées arrosées lorsqu’ils étaient encore étudiants, bien entendu.

— Promets-moi de prendre plus soin de toi, d’accord ? Et si tu es suffisamment stable financièrement, démissionne de ton travail pour prendre à 100% les rennes de ta boutique. Une chose à la fois.
— Tu sais que t’es énervant ?
— Oui mais j’ai raison.
— Ne me dis pas que cest parce que tu es sorti diplômé, sinon je te frappe.
— Ok, je le dis pas.

Elle le frappa quand même, d’un coup de poing sur son épaule.

— Aïe !
— Tu l’as pensé trop fort.
— Tu sais, tu m’impressionnes, parce que même si j’ai un diplôme et les fonds, jamais je n’aurais ton ambition de créer quelque chose, de monter un projet comme le tien, alors rien que pour ça, je suis admiratif et je suis content d’avoir pu t’aider à te lancer. Quand
je vois ce à quoi ça ressemble aujourd’hui, j’ai hâte de voir l’avenir.
— Mais si j’avais été diplômée, j’aurais peut-être mieux gére-
— Non, crois-moi, tu t’en tires déjà comme une cheffe. Cheffe.
— Oh arrête… ça ne t’apportera rien de me lancer des fleurs.
— Même pas du bon moment avec les filles gratuitement ?
— Tu vois ça avec elles.

*

Les années passèrent.
L’établissement s’installa avec de plus en plus de notoriété, il était connu pour son ambiance saine et son respect des employés, ils avaient également de plus en plus de personnes souhaitant y travailler. Les lieux, les chambres et lits n’étaient pas extensibles.
Marianne avait réussi à mettre en place un système aidant les personnes souhaitant sortir de ce travail.
Elle les encadrait, elle offrait également de quoi les suivre médicalement.
C’était un groupe d’entraide et chacun prenait soin de l’autre. La figure de grande sœur qui était toujours là pour materner les autres, filles, garçons, transexuels, intersexués. C’était devenu le refuge
de beaucoup de personnes.
Elle avait fini par rembourser Duncan, son entreprise était maintenant pérenne, elle avait un chiffre d’affaire conséquent et elle pouvait en être fière.
Elle pouvait se consacrer pleinement à la gestion, s’enquérir des besoins de ses employés et améliorer leur quotidien de jour en jour.

La seule chose qu’elle oubliait, c’était elle-même.
Arrivée à 35-40 ans, elle s’était tellement concentrée sur sa carrière professionnelle, son rêve professionnel, qu’elle ne s’était jamais posée pour penser à elle.
Les relations amoureuses n’étaient pas sa priorité et maintenant qu’elle avait atteint son objectif, qu’elle pouvait faire une pause pour observer tout ce qu’elle avait accompli derrière elle.
Elle se sentait seule.
Elle avait beau être entourée, que ses journées soient remplies d’interactions sociales, elle n’avait personne à ses cotes à qui se confier. Bien entendu elle avait son meilleur ami Duncan, mais elle ne couchait pas avec lui, rien que l’idée la révulsait. Il avait également sa propre vie et elle ne pouvait pas le déranger à n’importe quelle heure de la journée pour se plaindre ou vider son sac de pensées noires.
Elle avait ses moments bas, elle savait que même si professionnellement elle avait réussi, même si elle avait pu renouer rapidement avec ses parents, elle se sentait vide. Certains critiquaient son activité sans comprendre, c’était un bordel, une maison close, peu importe si c’était bourré de bonnes intentions.
Ses parents avaient fini par se rendre compte qu’elle avait réussi ce qu’elle avait entrepri. Cela avait pris un certain temps mais les nouvelles allaient de bon train, et même si le secteur d’activité laissait à désirer, les chiffres d’affaire ne mentaient pas. Ils avaient finalement reconnu qu’elle était allée au bout de ses idées.
Puis la vieillesse approchant, ils ne pouvaient renier leur propre fille indéfiniment. Ils avaient eu le temps de réfléchir et ils s’étaient même excusés de s’être emportés à l’époque.
Force de constater, Marianne s’était également excusée d’avoir été la fille trop gâtée de ses parents.
Ils avaient mis une certaine pression sur le fait qu’elle devait se marier et avoir des enfants, mais elle leur avait dit qu’elle n’avait pas la tête à ça. Les années passant, elle n’avait toujours pas osé avouer à ses parents qu’elle aimait les filles.
Et maintenant qu’elle approchait la ménopause, ils étaient passés à autre chose. La laissant sur ses choix.

*

Cette nuit-là, elle faisait encore une insomnie.
Ces crises de sommeil se faisaient de plus en plus fréquentes et cela l’agaçait.
D’habitude, elle utilisait ces heures de non-sommeil pour s’avancer dans les tâches quotidiennes, mais ces derniers temps, elle en avait tellement enchaîné qu’elle s’était avancée sur tout et n’avait plus rien à faire. Du moins concernant son travail.
Elle était chez elle. Depuis qu’elle avait réussi à rembourser ses dettes, mettre de cote assez d’argent, elle s’était offert un petit appartement rien qu’à elle. C’était idiot parce qu’elle y passait très peu de temps, mais c’était bien vu et puis elle ne pouvait pas passer son temps à dormir dans son bureau.
Elle avait fait en sorte de prendre un rythme de vie un peu plus sain, des horaires presque normaux et du temps pour elle, faire du sport, aller à ses cours d’art martiaux.
Bref, son appartement était presque trop grand pour elle seule, mais surtout il était dans un état lamentable parce que ses affaires n’étaient absolument pas rangées, lorsqu’elle rentrait, elle entreposait ses affaires là où il y avait de la place, et heureusement pour elle, la surface de son logement lui permettait d’accumuler un certain nombre de choses avant qu’elle ne s’inquiète de les ranger convenablement.
Elle ne recevait personne chez elle et elle ne comptait pas le faire prochainement.
Ainsi, allongée sans pouvoir se rendormir, elle se décida à se lever et s’habiller.
Il était peut-être deux heures du matin ou trois, mais le train du sommeil ne daignant pas s’arrêter à quai, ni la laisser monter à bord, elle se décida à faire un tour en ville.
Prendre sa voiture et faire une balade nocturne.
Elle repensa à la discussion qu’elle avait eue avec Duncan.
Il lui avait parlé de ces entreprises qui vendaient des humains. C’était glauque, mais était-ce si glauque comparé à ce que elle faisait en vendant du temps particulier à d’autres personnes ?
Ces entreprises de vente étaient populaires près des plus riches, et Duncan avait mis ce sujet sur le tapis parce qu’il fréquentait ces milieux autant qu’elle et c’était le sujet en vogue ces derniers temps.
Ils s’étaient regardés et Duncan lui avait demandé si cela l’intéresserait.
Elle était beaucoup trop méfiante pour s’y intéresser.
Elle lui retourna la question et il était beaucoup moins réfractaire à cette idée.

— Imagine, je trouve la perle rare.
— Oui, une esclave ? Je te signale qu’ils ne sont même plus considérés comme des humains. Et tu penses pouvoir t’occuper d’elle si jamais elle dépend entièrement de toi ?
— Tu vois tout de suite le mauvais côté des choses.
— Je suis réaliste. Ne te laisse pas berner par les publicités qui te vendent un mirage.
—Ne détruits pas mes rêves…
— Tu chercherais pas plutôt une femme ? Plutôt que d’adopter une enfant ?
— Elles sont pas toutes si jeunes et je ne suis pas un pédophile.
— Tu fais ce que tu veux avec, après, je ne juge pas, enfin, c’est ta propriété si tu t’engages là-dessus.
— Je vais vomir.
— Tu évites de salir ma moquette, j’ai pas envie de sentir tes sucs gastrique pendant des semaines.
— Plus sérieusement, ça laisse rêveur mais j’ai entendu dire qu’il fallait faire super gaffe à l’endroit où on s’achetait ça.
— Tu m’étonnes. Si j’avais le temps, je me renseignerais un peu plus à ce sujet, mais non. Je ne suis pas encore assez désespérée pour m’acheter une esclave.
— On dit « humain de compagnie », pas esclave.
— Ça sonne pareil…
— Toujours aussi cynique.

Elle se rappelait ce bout de conversation et elle se rendait compte que peut-être. Elle était si désespérée que ça.
Qu’est-ce que ça pouvait être de sentir la chaleur humaine de quelqu’un à ses côtés.
Perdue dans ses pensées, elle roulait dans la nuit et elle vit ce bâtiment. Ce fameux bâtiment qui vendait des humains de compagnie.
Elle n’avait pas remarqué qu’il y en avait un pas si loin de chez elle. Combien de kilomètres avait-elle parcouru depuis qu’elle avait quitté son appartement ? Aucune idée.
Non, elle n’allait tout de même pas.
Puis zut, elle n’avait rien de mieux à faire et quoi de plus vrai que d’aller demander de vive voix et voir de ses propres yeux ce que cet établissement avait dans le ventre.
Elle gara sa voiture sur le parking.
Elle ne passa pas inaperçu, le parking était presque vide et elle avait une très belle voiture.
Elle éteignit les feux et poussa la porte, après avoir poussé un énorme soupir.
Elle fut tout de suite accueillie par une voix chaleureuse.
Une bonne dame souriante, les horaires de travail étaient de nuit, vraisemblablement.

— Bonsoir madame, puis-je vous renseigner ?
Sa voix était mielleuse, elle avait vu que Marianne était très bien habillée, qu’elle semblait venir de la classe haute et si elle pouvait conclure une vente, c’était le jackpot.

Marianne observait les alentours et n’avait toujours pas répondu à la question.

— Est-ce que vous cherchez quelque chose en particulier ? Nous avons des jeunes garçons qui pourraient vous plaire.
— Bonsoir, c’est la première fois… est-ce que vous pouvez m’éclairer sur comment ça se passe… ?

Marianne était un peu déboussolée mais elle s’approcha et garda son attitude, elle était neutre, mais elle ne montra pas son hésitation, sa voix était posée, elle ne voulait pas qu’on la prenne de haut ou pour
une idiote, et la vendeuse n’allait pas s’y risquer.

— Il n’y a aucun problème. J’ai ici une liste des profils que nous avons actuellement à disposition. Il y a plusieurs tranches d’âge, éthnie, type de cheveux, couleur, comme cela vous plait, si vous avez une idée de quelle utilisation vous en ferez, n’hésitez pas à m’en faire part. Je serai plus à même de vous orienter vers le profil adéquat.
— Est-ce que je peux jeter un œil à vos listes… ?
— Oui oui, bien sûr.

Elle sortit de sous son comptoir un porte-document dans lequel des fiches étaient rangées avec une photo de face avec des informations en dessous.
Elle les étala devant elle pour que Marianne puisse les voir.
Une fiche attira son œil. C’était une jeune femme blonde aux yeux bleus. La vendeuse remarqua son intérêt.

— Ah, excusez-moi, j’ai mal rangé mes fiches, vous avez l’œil, c’est la dernière arrivée mais je n’ai pas encore eu le temps de finaliser son dossier. Elle risque de partir rapidement, on ne voit plus des profils comme celui-ci.

— Il y a des profils plus rares ?
Demanda Marianne curieuse.

La vendeuse plutôt bavarde continua.

— Eh bien oui, même si elle est plus âgée que ce que nous avons l’habitude de recevoir, elle est encore vierge, et sur le marché cela augmente considérablement son prix. Nous avons pas encore fini de passer ses examens médicaux mais les résultats de son
examen psychologique est au-dessus de la moyenne.
— Qu’est-ce que cela veut dire… ?
— Je ne veux pas non plus vous alarmer, mais quelques humains de compagnie sont psychologiquement instables, c’est pour cela que nous l’indiquons dans leur dossier ce détail là.
Les acheteurs font ce qu’ils veulent avec leurs humains, mais je sais que certains ont des pratiques qui sortent de l’ordinaire, il semblerait que certains apprécient particulièrement ceux qui n’ont eu aucune expérience sexuelle auparavant, et ils sont prêts à payer le prix fort, si vous voyez ce que je veux dire. Quoi qu’il en soit, tous nos humains sont majeurs, nous sommes sérieux ici.

Marianne ne se sentait pas bien, une certaine colère montait en elle. Cette jeune fille qui était sur ce papier allait se faire acheter pour devenir une sorte de jouet sexuel, pour un pervers adorateur de vierges ?
La vendeuse vit que cela la mettait mal à l’aise et tenta de la rassurer.

— Ne vous inquiétez pas, elle a décidé en pleine âme et conscience d’abandonner son humanité, elle savait dans quoi elle s’engageait et tout acheteur doit s’occuper convenablement de son humain. C’est sur le contrat et si on ne le respecte pas, on risque des poursuites judiciaires.
Marianne était révoltée, et elle ne pouvait rien y faire.
La vendeuse rangea le dossier et lui montra d’autres profils qui pourraient l’intéresser.

— Je vois que vous préférez les femmes, j’en ai plusieurs qui sont disponibles et qui pourraient vous plaire. Celle-ci, elle a tout juste vingt ans, une brune aux formes généreuses, qu’en dites-vous ? Est-ce que vous préférez une docile ou plus farouche ? Je sais que certains aiment bien dresser et éduquer leur humain…

Marianne réfléchissait, elle observait les autres profils mais rien n’y faisait, elle avait flashé sur la blonde aux yeux bleus. Et surtout elle se demandait ce qu’elle foutait ici. Elle ne comptait pas acquérir quelqu’un.
Elle décida de pousser le délire plus loin, combien cela lui coûterait ?

— Dites-moi. C’est possible de les voir en vrai avant ?
— Oui bien sûr. Laissez-moi juste le temps de fermer l’entrée avant de vous emmener dans les coulisses.

La gérante semblait être la seule personne à s’occuper des lieux, du moins, à cette heure si tardive.
Elle la suivit et elles arrivèrent dans un long couloir avec des portes tout du long.
Il y avait des vitres qui donnaient sur chacune des cellules qui servaient de chambre personnelle.
Certaines personnes avaient des camisoles de force et Marianne en avait des sueurs froides. Était-ce de la maltraitance. Elle avait déjà entendu des histoires mais le fait de pouvoir voir cela de ses propres yeux était diffèrent.

— Ne vous inquiétez pas, les vitres sont teintées.
— Pourquoi sont-ils dans des cellules individuelles, ainsi… ?
— C’est pour éviter qu’ils se battent. Cela serait fâcheux qu’ils se blessent, d’où les camisoles pour certains. Les troubles psychologiques ne sont pas rares sur le marché… malheureusement, mais c’est comme ça.

La vendeuse haussa les épaules.
Ils savaient que c’était une vitre teintée, pour certains.
Et les bruits de pas, même étouffés, arrivaient à leur parvenir, ils étaient aux aguets des clients potentiels.
Certains faisaient exprès de retirer leurs vêtements pour se mettre en valeur, aguicher et avoir un espoir de se faire adopter.
D’autres étaient en camisole de force et même avec une protection dans la bouche pour les empêcher de crier. Difficile de croire qu’ils se soient rendus de leur propre volonté ici.
Marianne reconnut la jeune fille qu’elle avait vu sur la fiche, et elle ne put détourner son regard.
Elle n’avait pas de camisole de force, juste un simple t-shirt manches longues et un bas de pantalon presque trop large pour elle.
Elle était allongée sur le lit simple, par-dessus la couverture, le regard bleu dans le vide. Mélancolique. Elle semblait attendre une sentence.
Les pas de Marianne s’arrêtèrent devant sa cellule et la vendeuse le remarqua.

— Combien ?
Demanda Marianne.

La vendeuse soupira.

— Venez, retournons dans mon bureau pour discuter.

Elle réussit à faire bouger Marianne.
De retour dans un environnement plus adéquat pour traiter de ce genre de sujet, la gérante commença par lui exposer la situation.

— Je n’ai pas encore eu le temps d’estimer son prix. Vous savez, chez nous, les humains sont bien traités et nous tenons à tracer leur origine, pour que vous soyez certain que nous ne forçons personne contre son gré à devenir notre produit. Nous sommes très à cheval sur la procédure.

*

Marianne avait insisté.
Elle ne savait pas trop pourquoi elle-même.
Lorsqu’elle avait vu la jeune fille, son regard bleuté avait fixé dans la direction de Marianne. Elle savait que c’était une vitre teintée et qu’elle ne pouvait pas la voir. Ce n’était que le hasard, mais ses yeux avaient transpercé son cœur. Elle avait été frappée de plein fouet, et même si elle ne croyait pas au coup
de foudre, elle avait ressenti une émotion forte dans sa poitrine.
Elle était révoltée de savoir qu’il était possible que cette fille qui n’avait rien demandé, cette jeune femme à l’apparence d’une poupée, puisse servir d’objet sexuel à un pervers libidineux. C’était ce que la vendeuse avait sous-entendu, et Marianne savait que ce n’étaient pas que des rumeurs.
Elle ne pouvait pas sauver tout le monde, mais quelque chose en elle ne pouvait pas laisser cette potentielle victime se faire violer. Surtout si elle pouvait éviter cette situation. Elle n’était pas dupe, elle savait qu’elle avait eu un faible pour elle, elle ne pouvait pas se mentir et jouer les sauveuses pour se donner bonne conscience.
Elle s’ennuyait, c’est pour cela qu’elle jouait avec la vendeuse pour savoir si elle était capable de la pousser à lui vendre cette jolie blonde.

— Et si je payais le double de son prix.
— Pardon ? Vous n’êtes pas sérieuse ? Nous ne vendons pas aux enchères ici. Elle sera sur le marché lorsque que j’aurai finalisé son dossier. Et cela dépend du retour des analyses médicales.

Marianne savait qu’elle ne remettrait pas les pieds ici.
La partie avait assez duré, elle avait vu de quoi il en était et le paysage était triste, mais elle allait rentrer chez elle. Elle se leva et se décida à partir.
La blonde qui lui avait tapé dans l’œil deviendrait la propriété de quelqu’un d’autre. Elle priait intérieurement que son acheteur soit quelqu’un de pas trop pourri.

— Attendez… si vous tenez vraiment à cette fille… je peux vous la céder au prix de sa fourchette supérieure. Avec l’absence de son dossier médical, vous ne savez pas dans quoi vous vous engagez. Il est possible qu’elle soit malade ou qu’elle ait des antécédents qui diminuent sa durée de vie. Êtes-vous sûre ? C’est peut-être votre jour de chance, je sais que même si son dossier médical est mauvais, elle risque de partir rapidement.

La marchande, voyant Marianne se lever et sur le point de partir, interpréta ça comme une cliente de perdue.
Elle pouvait faire une vente même si elle transgressait une partie des règles, le dossier n’était pas complet mais dans quelques jours seulement, elle recevrait la totalité des documents. Elle ne pouvait pas vendre la jeune fille le double de son prix, même si la proposition de Marianne était alléchante. Cela ferait trop louche sur les comptes. Cependant elle pouvait la faire payer légèrement plus cher. C’était rare mais pas commun d’avoir un profil qui vale ce prix-là. Elle supposa que son dossier médical soit parfait et le calcul était fait par la machine. Cela n’arrivait jamais que l’état de santé physique soit sans tache. Tout le monde avait des antécédents ou des problèmes de santé minimes.

— Voilà à quel prix je peux vous la proposer

— Je pensais que vous étiez très à cheval sur le protocole et les démarches à suivre ?
Se méfia Marianne, à moitie moqueuse.

Le nombre de chiffres aurait pu faire fuir n’importe qui, sauf les personnes assez riches.
Marianne ne broncha pas.
Elle leva un sourcil. Était-ce cela, le prix de la vie ?

— On peut convenir d’un arrangement. Je devrais avoir les documents manquants dans la semaine et je vous en enverrai une copie.
— C’est tout ?
— Si vous finalisez votre achat, je vous remettrai une valise avec les documents que vous devrez conserver, telle que sa carte d’identité, son dossier, le certificat d’adoption, ainsi que ses affaires personnelles à son arrivée ici.

La vendeuse ne pouvait pas proposer plus ni mieux.
C’était ce prix et rien d’autre, pour faire un léger écart dans la vente.
Elle attendait que Marianne se décide.
Marianne ne savait pas ce qu’elle faisait.
Elle était venue juste pour une simple visite, pour assouvir sa curiosité, elle ne comptait pas consommer.
Et pourtant, elle était sur le point de faire une énorme bêtise.
Le prix affiché n’était pas un problème. Elle avait les moyens de payer sans prendre de prêt.
Elle ne pensait pas qu’elle serait capable d’acheter cette pauvre fille paumée mais qui l’attendrissait.
Elle hésitait mais son cœur parla pour elle, elle fit quelque chose de stupide.
Elle dit oui.
La vendeuse remarqua que Marianne mettait un certain temps avant de se decider et lorsqu’elle tendit sa carte bancaire, elle se dépêcha de l’enregistrer, de peur qu’elle ne change d’avis.

— Comptant ou à crédit ?
Demanda-t-elle

— Comptant.
La voix de Marianne était distante.

Elle ne réalisait pas encore ce qu’elle venait de faire.
C’était trop tard, elle venait d’acquérir quelqu’un. Dans quoi elle s’aventurait.
La vendeuse finalisa le paiement et rendit la carte à Marianne.

— J’aurais besoin de votre carte d’identité, également…

Marianne lui tendit la carte.

— Nous gardons dans notre base de données ces informations, au cas où il y aurait un problème…
— Oui oui, je comprends.

La vendeuse n’arrivait pas à croire qu’elle venait de conclure une telle vente. Le bonus sur le prix était conséquent. Au vu de la réaction de Marianne, elle savait qu’elle n’avait pas affaire à n’importe qui.
Elle avait l’habitude de traiter avec des clients fortunés, et Marianne n’était certainement pas la plus riche d’entre eux, mais elle était aisée et il ne fallait pas l’oublier.

*

Les papiers signés, la vendeuse s’était absentée pour aller chercher les affaires ainsi que la marchandise.
Marianne était restée seule dans le bureau, ne réalisant pas encore son acte.
Un quart d’heure s’était peut-être écoulé avant qu’elles reviennent toutes les deux, une valise à la main.
La fille aux cheveux blonds avait l’air encore plus perdue qu’elle.
Elle ne pouvait plus revenir en arrière.
Elle était dans la même tenue que dans sa cellule, un simple t-shirt aux manches longues trop grand, et son pantalon trop large.
La vendeuse les accompagna jusqu’à l’entrée et les observa partir.

Marianne ne savait pas comment réagir. Son rythme cardiaque était devenu irrégulier, les mains un peu moites, elle prit la valise et retira son manteau pour le poser sur les épaules de la jeune fille.
Elle ne pouvait pas la laisser sortir avec juste ça sur le dos, il faisait nuit et les températures n’étaient pas hautes.
Elle l’invita à la suivre, elles sortirent de la boutique.
Elles se dirigèrent vers la voiture, Marianne ouvrit le coffre pour y poser sa valise et voyant que la fille ne bougeait pas, elle lui dit de s’installer sur le siège passager. Elle s’exécuta sans rien dire.
Marianne la ramena à son appartement.

2022.01.13

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