Les cheveux longs attachés, la couleur ébène maintenant parsemée de quelques traits blancs discrets. Elle referma la porte derrière elle, posa ses clés et ses affaires sur le meuble près de l’entrée. Le manteau accroché, ses chaussures retirées rapidement, débarrassée de tout ce qui pouvait la gêner, elle s’allongea dans le canapé au milieu de la salle.
Encore une journée éreintante, elle lâcha un long soupir, elle avait du mal à dormir ces derniers temps, et ce, malgré la fatigue accumulée.
Les insomnies étaient nombreuses et elle se doutait que cette nuit encore, elle allait peiner à trouver un sommeil reposant.
D’habitude, elle en profitait pour s’avancer dans les tâches quotidiennes : la gestion administrative, s’enquérir des besoins et améliorer le confort de ses employés. Dernièrement, elle en avait tellement fait qu’elle s’était avancée sur tout et elle n’avait plus rien à faire concernant son travail. Cela l’agaçait.
Pourquoi avait-elle autant de mal à s’endormir ?
En y réfléchissant bien, elle avait au moins une raison.
Elle évitait d’y penser mais son cerveau n’était pas du même avis.
Après sa journée bien remplie, elle se retrouvait toujours seule à ruminer ses pensées, posée dans cet appartement trop grand pour elle. Elle se l’était offert pour marquer le coup, c’était bien vu, et cela rassurait ses parents. Elle devait reconnaître qu’elle ne pouvait pas passer son temps à dormir dans son bureau. Elle était fière de ce qu’elle avait accompli malgré son parcours un peu chaotique. Personne n’aurait parié sur son avenir, pourtant elle était là, propriétaire de son logement et gérante de son entreprise. Elle avait oublié qu’une seule chose : elle-même.
Sa situation était assez stable pour qu’elle puisse se permettre des dépenses pour son propre confort à présent.
Elle s’était tellement consacrée à son but professionnel qu’elle ne s’était jamais arrêtée pour penser à son bien-être personnel.
Maintenant qu’elle pouvait faire une pause et prendre du recul sur ce qu’elle avait accompli, elle avait cette sensation d’avoir raté le coche, que c’était trop tard pour s’intéresser aux relations amoureuses.
Passé quarante ans, le marché des rendez-vous galants n’était plus le même qu’à vingt ans, c’était évident. Ses origines la rajeunissait d’une petite décennie, mais sa carte d’identité ne mentait pas, et sa mentalité ainsi que ses exigences étaient différentes aujourd’hui. C’était moche à dire, mais c’était une dure réalité qu’elle acceptait avec amertume.
Ses journées étaient remplies d’interactions sociales, elle était entourée de personnes, elle rencontrait des gens de tous les horizons, mais ce n’était pas pareil. Elle avait une certaine image publique et elle portait un masque lors de ces occasions. Ce dont elle avait besoin, c’était quelqu’un de spécial à ses yeux, avec qui elle pourrait partager sa vie et qui elle était vraiment. Pouvoir ouvrir son cœur sans la moindre crainte. De se sentir aimée, et d’aimer. Elle ne savait pas par où commencer ni comment s’y prendre pour faire la rencontre parfaite.
Elle ne l’avait jamais regretté jusqu’à maintenant.
C’était certainement son âge avançant qui la faisait tergiverser sur ce point. Elle était devenue sentimentale. Au fond d’elle, elle l’avait toujours été mais elle s’était donné des airs pour ne pas se faire moquer. Il y avait eu d’autres priorités comme son rêve à réaliser. Aujourd’hui, elle avait plus de facilité à accepter son côté fleur bleue, mais à quoi bon ?
Elle s’endormit en ruminant ces pensées.
Ces horaires de sommeil étaient loin d’être saines mais elle ne pouvait se permettre de faire la fine bouche lorsque Morphée daignait lui offrir un peu de repos.
Elle se rappela la conversation qu’elle eut avec son meilleur ami.
Il était passé la voir, comme à son habitude, pour prendre de ses nouvelles et faire la conversation. Elle faisait mine d’être ennuyée par sa visite, mais au fond d’elle, elle était reconnaissante qu’il prenne le temps de le faire. Elle était toujours trop débordée et il le savait. Ils avaient toujours eu cette alchimie, cette compréhension mutuelle qui ne nécessite pas de mots pour savoir ce que l’autre pense ou ressent. Ils étaient fait d’un bois similaire.
Il lui avait parlé de ces magasins d’adoption d’humain de compagnie.
Elle ne pouvait s’empêcher de faire le parallèle avec sa propre entreprise. Cependant, il y avait une grande différence, c’était l’appropriation d’un être humain sur une durée indéterminée. Il y avait quelque chose de glauque.
Cela restait un sujet populaire auprès des personnes aisées. Il fréquentait ces milieux tout autant qu’elle, mais cela ne voulait pas dire qu’il approuvait leurs mœurs. Il avait abordé la question parce qu’il souhaitait sonder ce qu’elle en pensait vraiment.
Plus les années passaient, et plus ils se sentaient affectés par leur solitude affective. Ils se regardaient sans prononcer un mot, leur silence en disait long sur ce qu’ils pensaient mutuellement.
Ils étaient tous les deux célibataires, et ils savaient que c’était également une question de fierté. Peut-être qu’ils comptaient mutuellement l’un sur l’autre, pour s’empêcher de céder à la facilité. L’argent pouvait régler bien des problèmes. Etaient-ils désespérés au point de tomber aussi bas et acheter de l’affection humaine ?
— Imagine, je trouve la perle rare.
Commença t-il, avec beaucoup trop d’optimisme pour être pris au sérieux.
— Tu parles d’une esclave ? Ils ne sont même plus considérés comme des humains. Tu penses vraiment pouvoir t’occuper de quelqu’un qui dépend entièrement de toi… ?
Répondit-elle, s’attribuant le rôle inverse, celui d’apporter des contre-arguments.
— Tu vois tout de suite le mauvais côté des choses.
Dit-il, en se prenant au jeu.
— Ne te laisse pas berner par les publicités qui te vendent un mirage.
Soupira t-elle.
— Ne détruis pas mes rêves…
— Tu cherches une femme ou adopter une gamine ?
— Elles sont pas toutes mineures et je n’ai aucune attirance pour les jeunettes. Parfois je me demande quelle image tu as de moi…
— Tu fais ce que tu veux avec, après tout…
Elle leva ses mains pour signifier que ce n’étaient pas ses oignons.
— Je vais vomir.
Il fit mine d’avoir un haut le cœur.
— Tu évites de rendre sur ma moquette, je n’ai pas envie que tes sucs gastriques embaument mon bureau pendant des semaines.
Le prévint-elle.
— Plus sérieusement, ça laisse rêveur, tu ne trouves pas ? Par contre, j’ai entendu dire qu’il fallait faire super gaffe à l’endroit, il y en a de plus respectable que d’autre…
Reprit-il en délaissant son rôle.
— Sans blague. Rien qu’à la devanture et aux prix affichés, tu peux deviner s’il y a anguille sous roche. Et non, tu ne vas pas réussir à me convaincre. Je ne vais pas m’acheter une esclave.
— On dit « humain de compagnie », pas esclave.
— Si tu préfères…
Elle ouvrit les paupières et son regard fixa son plafond d’un blanc immaculé.
Il faisait nuit noire, seule la lumière des lampadaires extérieurs venait éclairer légèrement la pièce, à travers les voilages de sa baie vitrée.
Morphée l’avait déjà délaissée.
Elle regarda sa montre, la petite aiguille pointait vers le chiffre trois.
Le train du sommeil était reparti en la laissant sur le quai.
Elle savait que sa nuit était terminée, c’était la même rengaine depuis plusieurs semaines. Encore habillée, elle songea un instant à retourner au bureau.
Non, ce n’était pas raisonnable, et elle risquait de se faire disputer par ses employés encore en service.
Elle se releva, assise sur son canapé et le visage dans ses mains.
Elle décida d’aller faire un tour en voiture, peut-être qu’elle penserait à autre chose en observant le paysage nocturne aux alentours.
Il y avait quelque chose de reposant à observer l’inactivité et le calme passé minuit. Les gens normaux dormaient, contrairement à elle.
Elle n’avait aucune idée de la destination, alors elle emprunta une voie rapide. Elle prit une sortie au hasard et se balada dans une ville qu’elle ne connaissait pas. Des petites ruelles désertes, plus aucun commerce n’était ouvert à cette heure-ci. Ce n’était pas aussi animé que dans une grande ville où les bars et les boîtes de nuit restaient fréquentés jusqu’au petit matin.
C’était une autre ville où elle n’était personne. Un environnement différent, le silence ambiant. Elle s’imagina une autre vie qu’elle aurait pu mener, dans une petite ville sans prétention.
Elle se perdit dans cet exercice de réflexion avant d’apercevoir une enseigne brillant dans la nuit noire. Il n’y en avait pas tant que ça et principalement dans les plus grandes villes où il y avait une plus grande concentration de population, et il fallait qu’il y en ait une ici.
Elle se figea, son fil de pensée s’arrêta et elle resta immobile devant la vitrine.
Il y avait quelque chose d’effrayant, ça ne pouvait pas être qu’une coïncidence. Les souvenirs de sa discussion avec son ami, elle n’avait aucune idée de ce qu’elle trouverait dans cette ville. Elle hallucinait.
Elle avait beau lui dire qu’elle était contre cette pratique, ce principe de vente de chair humaine encore vivante. En son fort intérieur elle hésitait, elle avait une once d’espoir que ce soit moins l’enfer qu’elle s’imaginait.
Elle n’allait tout de même pas…
Elle était encore à l’extérieur, plantée devant le bâtiment imposant, elle se sentait toute petite. La lumière de l’enseigne était aveuglante en contraste avec la ruelle plongée dans l’obscurité.
De quoi avait-elle peur ? Après tout, si c’était un établissement glauque, elle s’en rendrait compte assez rapidement. Pourquoi ne pas se faire son propre avis, elle en avait l’occasion en cet instant précis.
Maintenant qu’elle était là, il ne lui restait plus qu’à pousser la porte d’entrée et de voir de ses propres yeux ce que c’était réellement.
Elle inspira un grand bol d’air frais, elle prit son courage à deux mains et s’avança.
Cela ne l’engageait en rien, elle allait juste observer et poser des questions.
Rien de plus.