La jeune fille aux cheveux noirs avait eu un parcours scolaire sans accro. Elle avait toujours eu d’excellentes notes, les félicitations de ses professeurs et elle faisait la fierté de ses parents. Elle avait été acceptée dans une école de commerce réputée et ils s’en étaient réjouis mais elle avait d’autres projets en tête. Après plus de six mois sur les bancs de l’école, elle en avait eu marre. Elle s’ennuyait, elle n’apprenait rien de nouveau. Elle se documentait elle-même sur son temps libre et cela lui suffisait. Elle appréciait ses camarades de classe, elle profitait des soirées étudiantes où l’alcool coulait à flots, les soirées interminables à refaire le monde entre amis, mais elle avait l’impression de perdre son temps.
Elle était consciente du coût de ses études et elle se décida à en parler à ses parents. Elle souhaitait arrêter les frais liés à son école. Elle voulait se consacrer pleinement à son projet.
Elle avait préparé ses arguments et elle espérait que ses parents comprennent et injectent le budget consacré à ses études dans son plan.
Lorsqu’elle leur exposa sa vision, ils crurent à une blague de mauvais goût, voire même à de la provocation.
Elle souhaitait ouvrir un établissement pour protéger les travailleurs du sexe. Peu importe tous les arguments et le sérieux qu’elle avait, ils désapprouvèrent et essayèrent de la convaincre de finir ses études, d’obtenir son diplôme dans l’espoir qu’elle puisse avoir un avenir assuré. Ils espéraient secrètement qu’elle change d’avis à la fin de son cursus.
Elle se fâcha avec ses parents, elle était incomprise et ils étaient plus que déçus de faire face à l’ingratitude de leur fille.
Elle accepta de finir son année pour que les frais de scolarité ne soient pas jetés par la fenêtre mais elle avait déjà commencé à préparer la suite.
Elle était brillante, les résultats obtenus étaient excellents et ses professeurs furent surpris de ne pas la voir sur la liste des élèves inscrits l’année suivante.
Elle profita des vacances scolaires pour trouver un travail saisonnier, et à la rentrée scolaire, elle fit ses valises pour quitter la demeure familiale. Jusqu’au dernier moment, ses parents espérèrent qu’elle entende raison.
Elle put compter sur ses amis pour l’héberger un premier temps. Elle fit attention à changer régulièrement de canapé pour ne pas s’imposer et détériorer ses relations amicales. Elle trouva rapidement un logement de misère pour continuer à accumuler les fonds pour financer son projet. Ce fut une période intense pour elle.
Durant des mois, elle accumula des petits boulots. Avec ses compétences et ses contacts, elle put obtenir des missions grassement payées mais elle avait un rythme de vie effréné.
Au bout de quelques années, elle réussit à constituer un fond conséquent et lorsqu’elle eut l’opportunité d’acheter son local, elle fut confrontée à la dure réalité. Elle n’avait pas assez. Elle était seule et démunie, il lui manquait du temps. Elle aurait les fonds dans un an, avec un peu de chance, mais c’était maintenant qu’elle en avait besoin. Le bien immobilier qu’elle avait repéré était parfait pour son projet et il allait lui filer sous le nez. Un prêt bancaire était envisageable mais elle était dans une situation instable. Le risque qu’on lui refuse un prêt malgré l’apport important était bien trop grand.
Elle en discuta avec son ami le plus proche, un garçon qu’elle avait rencontré à l’école de commerce. Il lui proposa de lui prêter la somme qui lui manquait.
Il avait obtenu son diplôme et il se vantait d’occuper un poste très bien rémunéré.
— J’en fais rien, il dort sur mon compte en banque. Au moins, toi, tu as de l’ambition et un rêve à réaliser. Ca me donnera l’impression de faire quelque chose d’utile avec mon salaire. Autant qu’il serve.
Avait-il dit, de manière nonchalante.
Elle était sans voix, elle ne savait pas comment réagir. Elle était touchée par sa proposition et en même temps, elle ne pouvait pas accepter.
Elle s’était liée d’une amitié sincère avec lui, c’était la dernière personne avec qui elle voulait se fâcher pour une histoire pécuniaire.
Ce n’était pas une petite somme anodine. Cela l’effrayait.
— C’est un prêt, hein. Tu passes par moi, à taux zéro. Tu le veux ou pas, cet immeuble ?
Elle était en pleine réflexion. Il n’avait pas tort, elle dramatisait la situation.
— Je sais où tu habites et dans le pire des cas, tu devras travailler pour moi pour me rembourser jusqu’au dernier centime.
Dit-il avec un sourire narquois.
Était-ce pire de perdre son amitié ou de devoir être son employée ?
Elle hésitait.
Il mit fin à la discussion en la menaçant d’acheter le bâtiment lui-même si elle ne se décidait pas rapidement.
Il la connaissait trop bien. Elle accepta son prêt, et elle contacta l’agence immobilière pour acquérir le bien dans les plus brefs délais. Son projet put enfin démarrer.
Ce n’était que le commencement.
Toutes ses économies s’étaient envolées mais elle était l’heureuse propriétaire de ce bâtiment. Un immeuble de plusieurs étages à la façade en pierres taillées.
L’intérieur était dans son jus d’époque et les pièces n’étaient pas exploitables en l’état. La seule chose qu’elle pouvait faire pour le moment, c’était rendre sa chambre en location et rapatrier ses affaires ici. Son nouveau chez elle.
Elle continua de travailler pour investir dans des travaux de rénovation.
Grâce à ses amis et leurs contacts, elle put obtenir de l’aide sur son chantier et bénéficier de prix préférentiels. Architecte d’intérieur, plombier, maçon, elle put avoir des ouvriers qualifiés et de confiance pour bâtir son rêve.
Elle ne chômait pas entre ses différentes missions de travail et la mise en place de sa maison.
Elle avait tenu à garder le cachet d’antan tout en restaurant les parties abîmées. Elle récupéra des beaux meubles à prix imbattable dans des brocantes et même gratuitement sur des sites de dons.
En moins d’un an, l’intérieur avait entièrement changé.
Il ne lui restait plus qu’à trouver des personnes assez intéressées par son projet pour lui faire confiance et travailler pour elle.
Elle se rendit sur le terrain pour discuter directement avec celles concernées.
Les premières qu’elle croisa furent des femmes et elles ne la prirent pas au sérieux. Malgré le fait qu’elle soit elle-même une femme, elles restaient méfiantes et sur leur garde. Sa proposition était beaucoup trop alléchante pour être vraie.
Elles n’avaient pas grand chose à y perdre, elles avaient l’habitude de faire leur travail dans la rue et elles ne possédaient rien, ou presque rien. Au fil du temps, elles étaient devenues solidaires et elles s’entraidaient au moindre problème.
Elles craignaient qu’on se moque d’elle.
La jeune entrepreneuse avait réussi à les convaincre de venir jeter un coup d’œil à sa maison pour qu’elles puissent juger de son sérieux.
Elle avait été honnête en leur avouant qu’il restait encore quelques détails à finaliser, mais le contrat de travail qu’elle leur proposait était déjà prêt.
Elle ne réclamait qu’un pourcentage des recettes, certes conséquent sur le papier mais en contrepartie elles bénéficiaient d’un logis et d’une sécurité.
Elle prendrait en charge la mise à disposition du logement ainsi que les biens de première nécessité comme la cuisine, la salle de bain, la buanderie.
Elle leur offrait un vrai contrat de travail avec toutes les aides associées, voire plus. Elle souhaitait mettre en place un système de suivi médical ainsi qu’une voie de sortie pour celles qui préfèreraient se réorienter et quitter ce métier.
Elles croyaient halluciner. Elles entrèrent dans une demeure propre, chaleureuse et décorée avec style. C’était une sorte de manoir et la plupart d’entre elles n’aurait jamais cru pouvoir mettre les pieds dans un tel endroit de leur vie. Lorsqu’elle leur expliqua que ça pourrait être leur lieu de travail et de vie, elles restèrent sans voix. C’était trop beau pour être vrai.
Certaines émirent l’hypothèse qu’elle souhaitait les arnaquer. Il y avait certainement un piège, des petites lignes discrètes dans le contrat.
— C’est du délire, on a aucune certitude qu’elle ne ment pas.
— Et si elle dit la vérité ?
— C’est pas un peu trop beau comme proposition ?
— C’est qui cette gamine ?
— J’ai envie d’y croire.
— Et si ça marche pas ?
— On retournera d’où on vient, tout simplement.
— Ca fait combien de temps qu’on a pas dormi dans un vrai lit, et pris un bain ?
— Elle n’a aucun moyen de nous garder en otage, hein… ?
— Etre prisonnière dans ce palace ? J’ai connu pire comme châtiment.
Après mûre réflexion, elles acceptèrent à la condition que si l’offre était mensongère, elles s’en iraient. Elles savaient qu’elles ne risquaient pas grand chose, leur interlocutrice paraissait beaucoup trop honnête et jeune. Elle n’avait pas encore 30 ans et ses origines génétiques la rajeunissait un peu plus. Elle semblait inexpérimentée et elles avaient encore un doute sur la véracité de tout ce qu’elle avait dit.
Elle était aux anges. Elle avait ses premières employées, c’était un excellent début. Ce n’était qu’une petite poignée de personnes, mais c’était largement suffisant pour commencer à mettre en place le système, et y ajouter des modifications au fur et à mesure.
Elle devait garder le cap et leur prouver que son projet tenait la route.
Elle aurait pu craindre que le lieux soit saccagé, c’était peut-être le plus gros risque pour elle, mais elle fut au contraire agréablement surprise.
Les premières occupantes en prirent soin. Elles avaient connu la précarité et cet endroit était une lueur d’espoir, un cocon qu’elle ne pouvait que chérir. Celles qui avaient accepté de suivre ce mirage avaient pris le risque de faire confiance, quitte à retomber dans leur misère par la suite. Elles souhaitaient mettre toutes les chances de leur côté et cela commençait par montrer patte blanche.